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Collectif de Réflexion sur l'Inceste et les Maltraitances Systémiques

INCESTE
27 avril 2025
Nos familles ordinaires

Au fil de l’écriture et parce que sans doute j’en avais besoin ou que j’y voyais une nécessité, la nécessité d’être comprise, car si l’inceste et l’incestuel sont des notions tout à fait claires dans mon esprit, le plus difficile est de transmettre cette évidence qui ne l’est finalement pas pour tout le monde.

 

Surtout l’incestuel, car les actes d’inceste oui, tout le monde voit plutôt bien ce dont il est question puisque l’on vous abreuve de ce genre d’histoire au quotidien.

Mais l’incestuel, c’est une autre affaire, et comme je pense, sans avoir tort, qu’il est à la fois le cœur, l’essence et le moteur de nos dynamiques familiales, je m’échine laborieusement texte après texte à tenter de montrer sa mécanique et ses effets sur nous ses victimes.

À tenter de faire en sorte que les victimes puissent s’en saisir à pleine main et pétrir leur histoire familiale.

Bref

Je me suis mise à parler plus de moi. Et à livrer plus par bribes de mon histoire, dont je m’étais juré (personne n’est parfait) de ne jamais rien raconter.

Je pense que mon histoire à moi n’a rien d’exceptionnelle, que si moi j’ai vécu ceci ou cela, alors il y en a des milliers, et ces milliers méritent tout de même bien que je me livre un peu (en vrai mon psy a plutôt bien argumenté les vertus pour les autres victimes de se laisser voir un peu).

 

C’est vrai j’ai dit cette phrase un jour et je ne la renie pas, "je ne veux pas parler de mon inceste, moi je veux que l’on parle d’inceste", je l’ai écrite, à une époque bien avant que l’inceste ne se mette à réexister pour un temps dans le paysage social et médiatique.

Mais je dois avouer tout de même qu’il faut bien chuchoter quelques secrets pour s’en défaire, même si cela me coûte, non pas de les dire mais de les livrer, j’ai toujours l’impression d’une curée, et de faire ce que mes parents ont mis beaucoup d’énergie à ne pas m’autoriser, c’est à dire exister.

 

J’ai une sorte d’allergie épidermique à toute sollicitude, hermétique à tout compliment qui concernerait l’inceste et moi, mes réactions qu’heureusement je ne partage pas, sont toujours décalées et pas du tout adaptées, et je m’agace de me voir énervée parce que l’on fait preuve d’un peu de compassion à mon égard. (mais j’y travaille, promis).

 

Je dois bien avouer également, que livrer des analyses, si cela me semble essentiel et même le but de mes écrits, si elles ne sont pas illustrées, elles deviendront incompréhensibles, et même si j’écris pour les victimes, j’entends tout de même être comprise par le plus grand nombre, j’estime et je ne pense pas avoir tort non plus que si l’on ne pense et ne comprend pas l’inceste dans toute ses complexités, mais aussi dans son ordinarité, on prendra toujours de mauvaises décisions et l’on cherchera toujours dans la mauvaise direction.

 

Voilà pourquoi je pioche désormais dans mon histoire, car l’inceste dans les fratries a ceci de spécifique, qu’a moins que l’enfant incesteur n’ait été agressé d’abord par un membre de sa famille (vous savez l’inénarrable « reproduction » que l’on voudrait bien nous coller constamment), il découle directement de la dynamique incestuelle familiale, je l’avais mentionné dans mon dernier texte[1], il est peut-être effectivement plus facile de s’en rendre compte, puisque l’agresseur n’est pas l’incesteur (dichotomie que j’avais mis en lumière dans ce même texte auquel je vous renvoie).

 

Suis-je en train de me justifier de parler de moi alors que je m’étais promis de n’en jamais rien faire, c’est bien possible.

Cette introduction est beaucoup trop longue, surtout pour se centrer sur soi.

 

A l’approche du procès Le Scouarnec (nous sommes dimanche 23 février et le procès commence demain, et ce texte sera certainement publié après le début du procès) mes craintes sont immenses, je sais ce qui nous attend, nous anciennes victimes, avec ce procès, je connais les excès militants et journalistiques, le misérabilisme, les outrances, les propos en dépit du bon sens, la performance à venir de certain·es militant·es.

[Update d’avril, que n’ai-je été moins naïve encore une fois, l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants n’intéressent personne, surtout avec des victimes anciennes, surtout quand l’agresseur est déjà en prison. C’est Betharram qui a pris le lead de l’actualité, Betharram et son premier ministre « impliqué », car il s’agit avant tout de cela. Des victimes de Betharram, l’on n’en parle pas ou peu.]

 

C’est ainsi, même si cela me ronge intérieurement, l’on ne parle toujours QUE des histoires qui sortent de l’ordinaire, que de celles que l’on ne rencontre que rarement, que de celles qui font frissonner et qui font dire « Voilà le monstre, voilà ce qu’est un incesteur ou un pédocriminel, voilà ce que nous voulons de sa représentation, le mal absolu, sans regret, sans remord, « déviant » et « malade », le « à enfermer » et à jeter la clef, c’est ça un pédocriminel, un pédophile et un incesteur c’est tout ce que nous voulons en savoir. »

 

Toutes les histoires que l’on représente, celles que l’on nous médiatise sont toujours extra-ordinaires, toujours excessives, pas qu’elles n’existent pas, elles existent bien sûr, mais sont-elles représentatives ?

Mis à part la société qui se retrouve renforcée et donc rassurée dans ses croyances, quel impact concernant la compréhension de la pédocriminalité et/ou de l’inceste ? aucun véritablement. De même que l’on a voulu un Dutroux comme archétype du pédocriminel pendant des années, l’on va faire de Le Scouarnec le nouveau chantre des agresseurs d’enfants en France.

 

Le problème de créer des mètres étalon de cette envergure, c’est que tout ce qui se retrouve en dessous devient inexistant, moins grave, pas si terrifiant, pas si traumatisant. Malheureusement pour nous, tout ce qui se trouve en deçà de ce niveau, c’est l’intégralité ou presque de nos histoires.

 

Que reste-il de tout cela ? Des incompréhensions, du silence des enfants, des agresseurs et des incesteurs, de l’impossibilité de détecter des situations d’inceste sans que la victime ait besoin de dire, et dieu seul sait que nous sommes peu nombreux à parler, tôt en tout cas. Je crois que sur ce silence de l’inceste notamment, je vais également cesser d’expliquer l’intégralité des causes qui font que les enfants ne parlent pas.

En fait elles se résument toutes en une phrase : nous ne parlons pas parce que nous ne pouvons pas, point.

Ce n’est pas de notre côté (des victimes) qu’il faut chercher les causes, mais du côté de tous ceux qui nous font taire.

 

Pour illustrer, et cette interrogation (par Gisèle Halimi) et cette réponse simple et limpide d’Amoreena Winkler (pour situer : Amoreena Winkler est née dans la secte les enfants de dieu, secte qui prônait l’inceste, la pédophilie et la prostitution, l’extrême violence envers les enfants que chaque adulte était en droit de corriger)

 

Je vous invite vivement à regarder cet extrait avant de lire le reste, et de le regarder et l’écouter avec beaucoup d’attention, parce que tout y est presque résumé en quelques minutes.

 

Amoreena Winkler :

https://www.youtube.com/watch?v=3kXJ8cb23UI

 

Ardisson – « votre père veut planter un couteau dans le ventre de votre mère enceinte et là vous vous dites : « jamais comme maman »

Amoreena – Oui pour moi cela a été quelque chose de déclencheur, la scène s’est figée dans ma mémoire, c’est là que je me suis dit, « je ne peux pas faire ce choix de vie ».

[…]

Gisèle Halimi  Oui c’est quand même étonnant que vous ayez attendu autant de sévices, je veux dire, pourquoi juste ce coup-là, alors que l’on vous frappait, on vous violait, il y a quelque chose de plus qui a été un déclencheur ?

Amoreena – Ce que vous ne comprenez pas, c'est que l’on vit cloisonné dans un monde où c'est une réalité psychique.

Gisèle Halimi – Mais il y a l'école ?

Amoreena – mais l'école mais c’est filtré, notre vision du réel, elle est complètement filtrée.

A sept ans, je ne peux pas me dire « oh je vais courir dans la rue, parce qu'ils sont méchants ou on me tape. »  Ce n'est même pas imaginable.

Gisèle Halimi  Mais on parle aux autres gosses de sept ans.

Amoreena – Non, non, on ne parle pas aux gosses de sept ans. Non, non, non, non, on ne parle pas.

Ardisson  Évidemment c’est dur de se rendre compte que l’on vit un cauchemar quand on est né dans le cauchemar.

 

Que pouvons-nous faire, nous, de nos vécus et surtout que pouvons-nous dire, quand l’exemple c’est Dutroux, Le Scouarnec ou Betharram, que dire de nos familles, quand elles ont l’apparence de l’ordinaire ?

 

Ordinaire, cette espèce de mot terrible « Conforme à l'ordre normal » - les gens ordinaires, voilà qui n’est pas très reluisant, pas exceptionnel, pas brillant, un peu péjoratif, pas extraordinaire.

 

Pourtant c’est ce que sont nos familles incestueuses : extra-ordinaires : « Qui n'est pas selon l'usage ordinaire, selon l'ordre commun ».

 

Nous devons jongler avec ce double standard, car si nos dynamiques familiales sont en dehors des normes, dans le sens ou l’incesteur (je le rappelle quand je parle d’incesteur je désigne celui qui organise le climat incestuel, mais qui n’est pas nécessairement l’agresseur) fabrique les normes pour la famille et fait en sorte qu’elles soient appliquées et respectées, il le fait derrière la façade de la normalité.

 

Nos familles mettent beaucoup d’énergie à dissimuler leur anormalité sous un vernis social très épais et très normal.

 

Beaucoup d’énergie à tordre nos réalités.

 

Il y a eu deux épisodes majeurs de violence et particulièrement traumatisant pour mon frère et moi, deux épisodes, un pour mon frère, et un pour moi, ou mon père n’a pas réussi à maintenir le vernis, où il était tellement hors de lui-même qu’il a dépassé la frontière de la violence acceptable à laquelle nous étions habitués, pour moi ce fut une sombre affaire de carré magique lors de devoir de vacances que je n’arrivais pas à faire suffisamment rapidement aux yeux de mon père, qui, pour m’encourager à accélérer, me mettait des petites claques derrière la tête. Vous savez, de ces petites claques, qui si elles ne sont pas trop douloureuses en soi, sont prodigieusement agaçantes et humiliantes (il s’avère qu’en plus oui il me faisait mal, ses claques n’étaient jamais petites).

Habituée que j’étais à ce genre de traitement, j’encaissais sans arriver à terminer mon carré magique, qui l’eut pu ?

Comme beaucoup ayant subi les mêmes violences et qui se reconnaitront peut-être, l’encaissement a aussi ses limites, telle la tectonique des plaques, la pression est absorbée jusqu’au point de rupture, et ce fut ma rébellion, hurlant à la face de mon père en sachant quelle serait la suite, que stop ça suffisait.

La suite, je la connaissais, elle était inéluctable, et ce fut un déchainement, se révolter étant le plus intolérable pour mon père, défier son autorité toute puissante, insupportable.

Passé le déchainement et sa petite fugue hors de lui-même, avoir fait craquer le vernis de la normalité et le niveau de violence acceptable, forcément, il y avait danger, danger que l’on puisse, non pas se rendre compte (oui on se rend compte assez vite et assez jeune du niveau de violence même si elle est normalisée à la maison, ne pensez pas qu’on trouve « normal » d’être frappé, humilié, puni de manière tout à fait disproportionnée, mais je vais y revenir) mais dénoncer ce niveau de violence qui sortait de l’ordinarité d’une éducation un peu autoritaire.

Oui, mon père, incroyable couard, avait la trouille, et à raison, parce que si nous parlions de violence, il craignait que l’ensemble soit découvert, c’est-à-dire l’inceste que mes deux parents couvaient sous leur toit.

Bref, il fallait dans ce genre de cas, renormaliser la sortie de route, et faire de l’enfant la responsable, lui faire comprendre que ce qui venait de se passer lui était nécessaire.

Ce fut fait, sommée de monter dans ma chambre et de n’en sortir qu’une fois ce foutu carré magique terminé, je terminais donc le carré magique dans les larmes mais sans coup, c’est plus simple, et mon père une fois le cahier remis entre les mains pour constater que ENFIN l’enfant avait obéi, il approcha son visage à 10 cm du mien et avec un sourire, me fit constater « tu vois que j’avais raison et que c’est ce qu’il te fallait » et ordre pour moi de répondre « oui papa », pas « oui », pas « oui oui », mais « oui papa », c’était exigé.

Voilà, c’était fait, le père avait dérapé, et l’enfant, forcée de reconnaitre que tout ceci était normal et requis.

 

Nous devons vivre cette réalité duelle, vivre dans une famille en dehors des normes, avec un aspect si ordinaire qu’il n’est pas réellement possible de s’en extraire, vivre des actes de violence physiques et/ou psychologiques hors norme mais qui se dissimulent toujours pile à la frontière de la norme.

Mon père arrivait à « contenir » (la plupart du temps, comme vu plus haut, il y a eu quelques exceptions, mais ces exceptions avaient toujours lieu en privé sans témoin autre que ma mère, qui ma foi, laissait faire en toute tranquillité) sa violence dans la norme acceptable qui pouvait lui faire nier, ainsi que ma mère que nous étions battus.

Ils jouaient sur les cas extrêmes pour ramener notre réalité dans une zone non contestable. Ce qui permettait à ma mère de nous rétorquer son fameux « oh bah sûrement ! » si nous évoquions un dépassement des normes (traduire le « oh bah sûrement » sur le ton de la moquerie par un « non mais ! il ne faut pas exagérer ! »)

C’est très exactement ce qu’elle a répondu lorsque mon frère lui a dit un jour que nous avions été des enfants battus.


Nous nous retrouvons donc dans l’impossibilité de dire car dans l’impossibilité de penser notre quotidien comme hors norme, et surtout en tant qu’enfant, de penser notre quotidien autrement qu’inéluctable.

Amoreena Winkler le dit, si vous avez vu l’extrait, c’est une réalité qui s’impose « comme ça » (elle met la main à plat à 3 cm devant son visage)

 

Lorsque j’explique que l’incestuel est une dynamique familiale, c’est surtout pour tenter de sortir de ce schéma caricatural de l’incesteur que l’on nous présente, qui, à l’image d’un Le Scouarnec, serait un être vil, pervers, calculateur, dont chaque action serait mise en place dans un but anticipé de malveillance extrême et volontaire, qu’il serait le seul instigateur de tout, sachant s’aliéner tout l’entourage sous emprise et incapable de lui échapper.

 

Non les incesteurs ne sont pas tous ces super-vilains que l’on tente de nous vendre à grand coups d’histoires de violeurs et de pédophiles en séries, et encore, même ceux-ci arrivent à faire des dégâts pendant pas mal d’années.

Ils sont grandement aidés par des collègues, des amis que « ça ne regarde pas », Le Scouarnec a quand même eu des collègues super coolos qui ont l’air de bien se soucier des maltraitances infantiles.

J’ai envie de dire, même cela, devrait interpeller, qui sont ces hommes ? Et pourquoi un collègue qui a été condamné pour consultation de pédopornographie ne les alerte pas, mais bon ce n’est pas le sujet.

 

Mes deux parents l’étaient, pervers, je pense que s’ils avaient eu une devise honnête c’eût été « pourquoi ne pas faire [une saloperie à nos enfants] alors que nous le pouvons » mais en toute bonne foi. Avec un naturel déconcertant et une certitude d’aimer mais surtout d'éduquer leurs enfants comme il faut.

Et c’est ce mélange de maltraitances aiguës mêlées à un discours (on vous veut tout le bien du monde) et une attitude qui va avec, qui brouille terriblement notre vision du réel.

 

L’incestuel n’est pas une chose ou une autre, il n’y a pas tellement d’exemple qui soit à ce point révélateur, spécifique, précis, qui pris singulièrement, représenterait de manière certaine la dynamique d’une famille incestuelle.

C’est un fonctionnement, vous ne pouvez extraire un exemple de l’ensemble sans qu’il vous paraisse anodin, in-signifiant, ordinaire, « mon père me gifle » à l’époque cela ne faisait gigoter personne (ni tellement personne actuellement à vrai dire, rappelons-nous de ce député, Hugues Moutouh, qui propose : « deux claques et au lit », comme méthode d’éducation) « ma mère raconte des choses bizarres » personne n’aurait compris, même si j’avais détaillé, et si j’avais dit « mon frère me tripote », l’on m’aurait ignorée.

Je comprends bien que c’est le problème, car la société qui pense beaucoup trop à travers un prisme juridique veut des signes, des marques et des preuves et pas de la complexité, l’on entend partout parler de ces fameux signaux faibles, mais personne ne sait ce que c’est, et tout le monde préfère l’ignorer.

 

La société norme les maltraitances en fonction du pire qu’elle puisse trouver.

Et ceci est très utile à nos incesteurs et nos parents maltraitants, car il leur permet de systématiquement s’en référer aux modèles érigés, pour eux se rassurer, ils ne sont pas des monstres et pour nous, minimiser nos plaintes ou anticiper nos plaintes « ça va tu n’es pas l’enfant du placard non plus ». Certes, j’avais une chambre.

 

Coincés entre ce pire qui nous est présenté comme la norme de la maltraitance et une réalité qui, si elle est décrite par bribe ne représente à peu près rien d’exceptionnel eu égard à la grande tolérance des VEO, joli petit sigle pour dire Violences Éducatives Ordinaires qui recouvrent :

·       Les violences physiques : fessées, gifles, tapes sur les mains, claques derrière la tête, le fait de secouer l’enfant, de le bousculer ou le pousser, de lui tirer les oreilles, le priver de nourriture, ou tout autre châtiments corporels infligés comme punition…

·       Les violences psychologiques : les punitions, la culpabilisation, le chantage, les menaces, la privation d’affection, les menaces d’abandon, etc…

·       Les violences verbales : les cris, les insultes, les moqueries, les humiliations, etc…[2]

 

Trois fois rien donc, nous ne pouvons pas dire notre réalité comme étant un problème, même si nous avons le sentiment que ce que nous vivons est anormal.

 

J’ai vécu l’ensemble de tout ce qui est décrit là, concomitamment à l’inceste de mon frère, je n’ai jamais trouvé cela normal, mais je n’ai jamais rien dit, à personne, ni à mes copines, à personne, cela ne m’est tout simplement jamais venu à l’esprit, alors même que je faisais, avec tout le sérieux de mes 9 ans, des projets de fugue, et tout le sérieux de mes 15 ans, une première tentative de suicide.

Mais c’était ma vie, c’était comme cela, et la fugue et le suicide me paraissaient les seuls moyens d’y échapper. Et je pense que je n’étais pas très loin de la réalité, considérant l’époque, mais aussi le milieu social dans lequel j’évoluais — fille de l’éducation nationale, du privé quand même, je le dis avec ironie, car mes parents n’avaient de foi catholique que leur baptême et leur première communion et si nous étions dans le privé, c’était pour être mieux contrôlés, puisque nous sommes allé dans les collèges et lycées où mes parents travaillaient, et je sais pertinemment, même si certains préfèrent l’ignorer que l’inceste et les maltraitances ne sont pas une spécificité religieuse — je ne pouvais rien pour moi-même et personne n’aurait rien pu pour moi. J’en suis très consciente aujourd’hui comme j’en étais très consciente à l’époque.

 

Puisque nous parlons norme, normalité, ordinarité, il y a quelque chose que je voudrais clarifier car j’ai beaucoup entendu de propos tenus par des personnes non impactées mais aussi parfois par des victimes

C’est la notion de « normalité » dans le sens : "les enfants trouvent normal d’être incesté parce qu’on leur dit que c’est normal."

 

Bon déjà non, on ne dit pas à tous les enfants incestés que c’est normal, parfois, on ne dit rien du tout et cela fait « office de », ensuite je pense sans me tromper qu’il y a une confusion entre normal et normalisé.

 

Les enfants incestés trouvent-ils normal dans le sens dans la norme [sociale] d’être incesté, je crois pouvoir affirmer que non en grande majorité.

Même si le système familial "normalise" le fait que cela arrive, par le fait même que l’on n’en parle pas, que ce n’est même pas un sujet.

L’enfant incesté est plutôt psychiquement dans une totale confusion.

Est-ce que l’on dit des enfants battus qu’ils trouvaient normal de l’être, leur pose-t-on ce genre de question même ? Non parce que c’est évident pour tout le monde qu’ils ne le trouvaient pas. L’on trouverait même indécent d'affirmer cela à propos d'un enfant battu. Alors pourquoi l'affirme-t-on d'un enfant incesté ? Parce que quelques incesteurs se permettent d’imposer ces piètres justifications pour protéger leurs exactions vis-à-vis de leur enfant/frère, sœur, neveux, bref, toute la liste ? ou considère-t-on qu'un enfant devrait être plus capable de dire non à une agression sexuelle qu'a des coups ? Je ne développe pas ce point dans ce texte, mais je pense qu'il serait intéressant de réfléchir à cette différence de traitement très spécifique entre les maltraitances et les maltraitances sexuelles des enfants, et plus précisément de ce que la société attend d'un enfant incesté.

C’est une évidence (le fait d’être battu) qui s’impose à eux, qui est donc normalisé, par la famille violente (je rappelle que les enfants maltraités sans violences sexuelles ne parlent pas tellement plus que les enfants incestés)

Croyez-vous qu’un ou une enfant incestée vers 8-10 ans, l’âge moyen, trouve cela normal malgré un discours normalisant du père/frère/oncle/ mère, bref, toute la liste.

Ce n’est pas parce que l’inceste dans la famille est normalisé que l’enfant le trouve normal, ou alors il va falloir mieux définir « normal ».

 

Si l’inceste est présenté comme normal et naturel, et que l’enfant donc trouve cela normal ?

Où est le trauma ? (Je sais où il est, rassurez-vous, je tente juste de mettre en lumière une petite incohérence dans le discours).

L’inceste est normalisé dans nos familles, c’est-à-dire, qu’il a lieu, mais que l’on n’en parle pas et que l’on fait comme si c’était normal.  

Il est vrai que le discours usuel sur l’inceste est que l’incesteur tiendrait des propos qui rationaliseraient l’inceste aux yeux de l’enfant « c’est normal, tout le monde fait ça, mais n’en parle quand même pas parce que personne ne comprendrait » (faudrait choisir tout de même, c’est un peu incohérent).

Mais si cela peut exister, ce n’est la réalité que de certains, pas tous, pas en des termes aussi clairs, voire avec aucun terme du tout.

 

C’est la raison pour laquelle j’ai mis cet extrait si simple si limpide de nos situations par Amoreena Winkler, ce n’est pas que l’enfant trouve normal d’être violenté ou incesté c’est que cela s’impose à lui « comme ça » avec la main à 3 cm des yeux.

 

Nous sommes tellement profondément ancrés dans notre quotidien que c’est comme cela, voilà ce à quoi cela se résume, c’est comme cela et je ne peux rien y faire.

Alors meme que nous trouvons cela anormal, nous n’en parlons pas, pas aux adultes et pas aux autres enfants non plus. Avec nos copines et nos copains, nous ne vérifions majoritairement pas si « c’est la norme » parce que c’est une notion adulte.

Je dirais même que cela ne nous vient pas à l’esprit de comparer.

Alors oui me direz-vous il y a des cas où des enfants se rendent compte de la différence en comparant et là ils se mettent à parler oui ces cas existent.

Mais est-ce la majorité ? Je ne pense pas.

 

Ici lorsque j’écris, je ne tente pas d’imposer un récit, ni imposer une définition ou un vécu, j’essaie d’ouvrir le champ d’une réflexion individuelle ET collective.

Parce que je suis quotidiennement confrontée à des récits et des discours qui ne me conviennent pas et qui ne ressemblent en rien à ce que j’ai vécu ni même à de nombreuses victimes autour de moi.

 

Pour illustrer cette confusion et cette normalisation, banalisation si vous préférez, je vais vous raconter :

 

Chez moi l’inceste était un sujet, mon père en voyait systématiquement partout et le jugeait anormal. Il soupçonnait systématiquement tel ou tel père d’être un incesteur dès que celui-ci était, ne serait-ce que paternel avec ses enfants et il l’exprimait, devant nous et moi notamment, qu’il savait incesté par son propre fils, mon frère.

Ma mère adorait raconter des histoires un peu cradingues avec son air d’effroi et de dégout, mais elle racontait quand même avec moult détails.

Donc je n’étais pas dans l’ignorance, je savais que ce n’était pas normal, mais l’inceste de mon frère passé sous silence et donc pas du tout assimilé à ceux que soupçonnait mon père ou que racontait ma mère, le mien d’inceste était donc normalisé.

L’inceste c’était grave partout SAUF chez nous, ou tout allait pour le mieux et où on laissait faire mon frère, parce que justement l'on n’en parlait pas.

S’il avait été parlé, il serait retombé du côté obscur de l’anormalité, et il y avait donc danger que j’en parle.

Je n’ai jamais eu l’idée de discuter avec les parents de mes amies, au-dessus d’une assiette de carottes râpées, de l’inceste que je subissais en toute « normalité », parce que je savais, vu ce que mes parents en disaient.

Je savais que c’était anormal dans la société mais normalisé à la maison.

 

Je l’ai déjà écrit mais peut-être n’étais-je pas assez claire : les normes sociales, vos normes versus nos normes familiales, elles sont incompatibles, mais nous devons nous glisser dans le jeu de vos normes, parce que les nôtres ne doivent pas être dites.

 

Nous sommes dans l’incapacité de dire notre anormalité, notamment parce que les violences éducatives ordinaires sont normalisées, et beaucoup perçues comme nécessaires pour faire des enfants qui se tiennent, sans emmerder les pisse-froid dans les restaurants, les mariages, les trains, bref toute la liste, pas que, mais je me suis suffisamment répandue sur les causes du silence de l’inceste pour ne pas y revenir.

 

Nos familles extra-ordinaires sont ordinaires et passe-partout, systématiquement insoupçonnées, bien aidées par une société qui souhaite ardemment fermer les yeux et qui se berce de toutes les illusions pratiques.

Il n’y a d’incesteur cornu aux dents longues nulle part, nos familles sont des systèmes autonomes, ses membres ne sont pas complices, mais nécessairement complices par le fait même qu’ils composent le système, mais vous qui êtes en dehors de ces systèmes, ne devriez pas en être complice.

Ce qu’il va falloir apprendre c’est à détecter le système, à démonter le moteur, a piétiner vos croyances inutiles, en terminer avec la domination adulte qui mine nos vies d’enfants maltraités.

Cesser de systématiquement mettre l’inceste de côté lorsqu’il apparait quelque part (Mazan, Le Scouarnec) comme si c’était un dommage collatéral alors qu’il serait plutôt le commencement de tout.

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