CRIMS
Collectif de Réflexion sur l'Inceste et les Maltraitances Systémiques
29 août 2024
Mise à jour :
INCESTE
Nos incestes qui n’existent pas
Je vais parler d’un sujet qui n’existe pas, d’un, des incestes qui n’existent pas, ils existent bien sûr, mais pas vraiment, nous sommes ces passés déclassés, cet éléphant flou dans la pièce que l’on préfère contourner, nous sommes les victimes d’un d’inceste de Schrödinger, à la fois inceste et « peut-on vraiment appeler cela de l’inceste ?».
Nous, nos traumas enchainés, nous n’existons pas, nos histoires n’existent pas, la société vaporise nos paroles et sublime nos existences.
Je ne vais pas utiliser cette expression rebattue « nous parlons et nous ne sommes pas entendu », parce qu’en fait je pense que c’est pire.
Nous parlons dans le vide, nos voix ne font vibrer aucun air, nos paroles s’évaporent dans l’éther avant même d’avoir touché quoi ou qui que ce soit.
Je vais donc parler de l’inceste, dans les fratries, entre cousins, de l’inceste entre enfants, de cet inceste qui n’existe pas.
Et je dis bien de l’inceste « entre enfants » et pas « entre mineurs ».
Je n’aime pas les qualifications juridiques, je ne m’en suis jamais cachée, elles ont cette fâcheuse tendance à classer à l’excès et à figer la réflexion.
On ne parle plus « d’enfants », on parle de « mineurs » et c’est bien pratique cela « mineurs », puisque cela va de 0 à 18 ans, bon ok je vous accorde le « mineur de moins de 15 ans » qui existe pour bien appuyer la gravité (avec les gros yeux et tout).
Bref
Je n’aime pas ce remplacement de « enfant » « adolescent » par ce grand fourre-tout de « mineur »
En général, nous dirons, « la plupart du temps – souvent – très souvent » parler d’inceste entre mineurs, fait émerger la figure de l’adolescent qui abuse sa petite sœur (si possible très petite), on aime bien les différences d’âge lorsque l’on parle d’inceste, cela maximise les effets vous voyez.
Ce que j’ai remarqué quand les gens parlent d’inceste, les gens, les journalistes, les pas journalistes, c’est de maximiser l’horreur, et hiérarchiser, ah la la oui alors, la société, la justice (c’est son travail en quelque sorte) adorent, hiérarchiser.
Agressions sexuelles moins grave que viol, l’on ne sait pas tellement sur quels critères de gravité tout cela repose et surtout pour qui, MAIS c’est plus ou moins grave.
Et par une opération quasi magique, la différence d’âge maximise aussi, pardon pour ces paroles un peu crues qui arrivent, l’âge mais aussi la taille du sexe qui agresse amplifie aussi la gravité, de quoi on ne sait pas trop, pour qui on ne sait pas tellement non plus.
Mais apparemment, une main/un sexe d’adulte qui agresse, c’est plus traumatisant qu’une main/un sexe d’adolescent, qui est plus traumatisant qu’une main/un sexe tut tut tut les agressions « entre enfants » (regard interloqué, main sur le cœur, psyché à la dérive) ça . n’existe . pas.
Ok, ok
Donc l’inceste dans les fratries ou entre cousins, cela glisse très rapidement vers cette figure « traumatiquement acceptable » d’un "mineur" vraiment plus grand qui agresse une ou un "mineur" vraiment plus petit.
Parce que ce type d’inceste est socialement beaucoup mieux accepté dans l’imaginaire collectif que des enfants qui en agressent d’autres, avec une différence d’âge peu élevée et surtout, surtout un âge de l’agresseur acceptable socialement : parce que les enfants sont pures et angéliques et ne pensent pas au sexe bien évidemment.
Pour en arriver à cela il faut bien sûr évacuer toutes les dynamiques incestuelles préexistantes (dynamiques qui font que des enfants incestent leurs frères et/ou leurs sœurs) mais bon, on est plus à ça près et les incestes se réduisent, réduisent, réduisent à une toute petite peau de chagrin à peine assez grande pour essuyer nos larmes.
Et ce n’est malheureusement même pas le rapport CIIVISE qui me donnera tord puisque sur un rapport de 750 PAGES, nous avons donc UNE DEMI-page consacrée à cet « épiphénomène » visiblement, de l’inceste dans les fratries :
Citation rapport CIIVISE, p 269-270 [1] :
3.2.3. Inceste fraternel
Le frère fait partie des agresseurs les plus fréquents, il est même le premier agresseur des garçons (dans 26% des cas de violences commises contre des garçons), avant le père (24%).
Dans les cas d’inceste, il est fréquent que les adultes réduisent les violences sexuelles entre mineurs à des « jeux sexuels » ce qui contribue à minimiser, banaliser ces violences et enjoindre les victimes au silence.
Dorothée Dussy explique, en effet, que si l’écart d’âge entre le mineur agresseur et le mineur victime est faible, les psychiatres vont davantage qualifier les actes de jeux sexuels. Ceci s’explique par le fait qu’il est généralement estimé qu’on ne peut parler de violences sexuelles qu’à partir du moment où l’écart d’âge est de cinq ans. C’est, d’ailleurs la même logique qui a été retenue pour l’adoption de la clause dite Roméo et Juliette dans la loi du 21 avril 2021. Il demeure que cette croyance contribue à la minimisation et à la banalisation des violences sexuelles entre mineurs.
Dorothée Dussy formule l’hypothèse selon laquelle le frère agresseur, ayant lui-même été victime, initierait ce qu’il pense être un rapport sexuel parce qu’il cherche de nouvelles stimulations sexuelles et/ou parce qu’il veut explorer la position de celui qui agit, ce qui revient donc à être celui qui agresse.
La reproduction des violences subies peut, en effet, être une conséquence des violences sexuelles et un symptôme du psychotraumatisme. Le DSM-5 pose qu’un enfant ayant été exposé à des violences sexuelles est susceptible de présenter des symptômes d’envahissement des scènes traumatiques. Cela peut se traduire, entre autres, par des reproductions des violences ou de certains de leurs aspects exprimant des thèmes ou des aspects du traumatisme.
Bien que souffrant d’un stress post-traumatique, il demeure cependant que le frère agresseur est en capacité de comprendre qu’il est en train de commettre un acte de violence.
Il semble aussi que l’inceste soit une façon, pour l’agresseur de faire payer à son frère ou sœur cadet l’affection, la disponibilité ou l’attention dont il est objet de la part de ses parents ou qu’il croit que ses parents accordent au cadet ou à la cadette.
Voilà, débrouillez-vous avec cela, et si vous ne vous y retrouvez pas, débrouillez-vous quand même avec cela, parce que c’est tout ce à quoi vous avez droit.
Je vous résume :
L’inceste dans les fratries ça existe (il y a des chiffres et tout, assez important du reste) c’est minimisé (c’aurait été difficile de dire le contraire quand on démontre qu’on le fait soi-même), il « semble » qu’il y a des causes, on ne sait pas trop, on n’a pas trop étudié notre sujet, donc on vous les livre en vrac, voilà bonne soirée et bisous à la famille, ah merde non, bon bah bisou tout court.
Je pense que je ne pardonnerai jamais.
Avoir eu une telle opportunité de balayer le champ des incestes pendant 3 longues années, pour finir par pondre une demi-page mal fagotée sur l’inceste fraternel, je ne pardonne pas, mes adelphes victimes elles aussi d’inceste dans leur fratrie ont du mal à pardonner.
CiIvise Commission indépendante sur l’INCESTE, mais pas tous les incestes…
A suivre…
(oui parce qu’il est, ouh la 2h du matin, et que le reste n’est pas encore écrit, mais ça arrive)
— — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — —
Bref parlons de l’incestuel dans nos familles qui amène à des actes d’inceste dans nos fratries.
De nos difficultés à en parler, à s’identifier, à se reconnaitre.
Il y a des actes d’inceste, entre enfants, dans les fratries, parmi les cousins. C’est un fait, les chiffres ne sont pas bien clairs sur le sujet, et il est assez simple de savoir pourquoi, en parti parce que nous en parlons tard ou nous n’en parlons pas. Nos parents qui savent (oui parce que nos parents savent) ne parlent pas, l’entourage qui sait, qui soupçonne, qui entrevoit et /ou qui se doute, ne parle pas.
Pour une raison que j’ignore (à moitié, j’ai quelques doutes, quelques suppositions), l’inceste dans les fratries, mais encore plus entre enfants — allez situons les âges sinon, on ne va pas s’en sortir, enfant entre 7 et 13 ans, je parle ici de l’âge des agresseurs — met tout le monde mal à l’aise.
Les familles, les journalistes, les soignants, la justice, les associations de victimes, les militant·es, les féministes, bref tout le monde.
L’inceste entre enfants dérange car il remet en question beaucoup trop de croyances, beaucoup trop de préjugés et d’images préconçues de l’inceste.
Il bouscule les imaginaires et impose une réalité impensable donc impensée.
Il contrevient à tous les discours sur l’inceste qui ont été portés jusque-là.
Nous avons un storytelling très présent, qui bien sûr a toujours existé, mais qui est le plus ressorti suite à l’affaire Duhamel et suite à la CIIVISE version I : c’est que l’inceste serait le fait d’un père/beau-père, une figure d’autorité adulte sur un enfant. Cette figure serait la seule responsable et réussirait à pervertir la famille d’abord et ensuite les institutions et la société.
C’est joli, et c’est très rassurant, c’est très rassurant parce que si l’on arrive à écarter ce seul responsable, à le punir et à l’emprisonner alors tout redevient « normal », la société est alors protégée des monstres qu’elle nourrit.
Or, dans l’inceste adelphique, celui qui agresse n’est pas cette figure adulte d’autorité, nous y reviendrons.
Il faudrait donc imaginer plutôt une dichotomie entre incesteur : qui insuffle ce climat incestuel dans la famille, et l’agresseur : qui commet les actes d’inceste, incesteur qui peut bien évidemment être aussi l’agresseur.
Une cellule familiale (famille nucléaire) ne peut être considérée hors contexte, c’est-à-dire qu’elle-même s’inclue dans une autre histoire familiale incestuelle plus vaste, souvent transgénérationnelle et parfois même double, l’inceste se trouvant du côté paternel et maternel. Or c’est un peu contradictoire avec ce qui en est présenté la plupart du temps, comme s’il y avait des générations spontanées d’inceste, un « père » sorti du néant qui se met à fabriquer de l’inceste, et pire encore, un enfant qui se met à fabriquer de l’inceste dans sa fratrie en dehors de tout contexte et toute dynamique familiale préexistante.
Je l’ai déjà évoqué, l’incestuel dans une famille précède et permet l’inceste en acte, et c’est d’autant plus visible, clair, identifiable quand les actes d’inceste se déroulent dans la fratrie, et SURTOUT quand il s’agit d’inceste entre enfants, à part imaginer que l’on puisse naitre incestueux.
Or je pense que l’on ne nait pas incestueux, on nait puis on est élevé dans un climat incestuel et on peut le devenir. (point important : il faut cesser de répandre ces préjugés sur les victimes d’inceste ou de maltraitance, on PEUT le devenir, mais la majorité des victimes ne reproduisent pas ce qu’elles ont subi).
Donc dire, « un enfant reproduit ce qu’il a vu ou ce qu’on lui a fait » oui cela arrive, mais c’est très réducteur, car beaucoup d’enfants vivent de l’inceste et ne le reproduisent majoritairement pas sur leur frères et sœurs, tout comme il y a des enfants qui n’ont pas vécu d’actes sexuels incestueux et qui pourtant incestent leurs frères et/ou sœurs et surtout cela empêche totalement de chercher au-delà et de creuser ce qui dans les familles fabrique de l’inceste.
Il y a un vrai problème dans l’approche de l’inceste actuellement, cela aboutit à des erreurs, des incompréhensions et des tentatives ratées de solutions apportées.
L’inceste n’est quasi exclusivement abordé que par le sexuel, l’inceste est résumé à : « des violences sexuelles intra-familiales », ce qui en soi ne veut pas dire grand-chose puisque cela va des actes d’inceste au viol conjugal, une fois de plus, l’on tente de comprendre un spectre aussi large que l’inceste par des qualifications juridiques, qui, si elles sont pertinentes (peut-être) dans un tribunal, sont loin, mais vraiment très loin de pouvoir faire office de définition la plus large possible.
Des définitions trop cadrées qui sont aussi très loin de nos réalités de victime et anciennes victimes.
Cet abord de l’inceste par le sexuel évacue également totalement nos dynamiques familiales, les violences physiques parfois et psychiques systématiques, on ne va pas dire, qui accompagnent les actes d’inceste, car ces violences n’existent pas en parallèle, elles ne sont pas concomitantes, elles en sont l’essence, le terreau fertile qui va permettre d’aboutir à des actes sexuels incestueux.
Mais le sexuel est tellement omniprésent dans les réflexions sur l’inceste que cela oblitère complètement le vrai sujet de l’inceste : comment dans une famille peut-on en arriver à incester ses enfants ou les enfants qu’on élève, comment peut-on en arriver à incester sa sœur/son frère, sa nièce, comment peut-on, dans une famille, voir, savoir ou pressentir que cela arrive et être complice, par complaisance, plaisir, honte ou confort ?
Quelles sont les dynamiques qui font fonctionner ces familles sur plusieurs générations ?
Quels outils sont à l’œuvre pour silencier aussi fortement et aussi longtemps, non seulement les enfants incestés, mais l’entièreté de la famille et de l’entourage.
Comment les violences, qu’elles soient physiques ou psychiques ne sont-elles pas relevées, par l’entourage, et toutes les personnes qui entourent ces familles : médecins, professeurs, amis, bref société.
Et comme l’inceste n’est abordé que par cet aspect sexuel, et que ce sexuel est considéré comme très traumatisant, alors on ne comprend pas pourquoi ces foutues victimes ne parlent pas.
Ce serait si simple n’est-ce pas, si dès le premier acte sexuel commis, elles courraient d’un adulte indifférent à un autre jusqu’à trouver « la ou le sauveur ».
Pourquoi ne parlent-elles pas, pourquoi restent-elles totalement bloquées, à « protéger leur agresseur », pourquoi ne pas dénoncer cet oncle, pourquoi ne pas dire ?
Qu’est ce qui empêche, qu’est ce qui gêne, ce serait tellement simple si elles parlaient.
Mais voilà, rien n’est simple dans l’inceste, que ce soit le fonctionnement de la famille ou le fonctionnement propre de la victime qui survie dans cet environnement.
À mon sens, au lieu de se poser la question du « pourquoi elles ne parlent pas », ce qui aboutit à des demi-vérités, la question serait plutôt de s’interroger sur ce que vous ne comprenez pas de l’inceste, de ce que vous ne voyez pas de l’inceste, et qui empêche les victimes de parler, non ce n’est pas que la honte, pas que la culpabilité, pas que les menaces, quand il y en a.
Et je le comprends, vous voudriez trouver la clef de voute de cet édifice de silence afin de pouvoir le faire s’effondrer, mais, filons la métaphore, nos silences sont des cathédrales, pas le portail branlant d’une petite église de campagne.
Vous cherchez des raisons simples, elles sont complexes, et mises en place au berceau.
Et pour parler, il faudrait se reconnaitre, comprendre et savoir de quoi ces adultes parlent. A totalement effacer l’inceste dans les fratries, (1 demi-page sur un rapport de 750, je vous le rappelle) à minimiser l’inceste entre enfants, « c’est du touche-pipi, c’est de la découverte c’est normal » ok...
Cela dure combien d’années la découverte et le touche pipi ? Parce que personnellement, pour moi les actes d’inceste ont duré 10 ans, 10 ans cela représente toute l’enfance, et l’incestuel ne s’est réellement arrêté qu’à la mort de mon père et la rupture des liens avec ma mère, c’est un peu longuet, surtout vers la fin.
Comment peut-on imaginer qu’un enfant comprenne que ce qu’il est en train de vivre est de l’inceste, que c’est grave, que c’est traumatisant, que c’est en train de le pulvériser ?
Et même lorsqu’on le sait, plus ou moins, parle-t-on ?
Et puis ce que l’on oublie souvent, c’est que nous avons nos vies d’enfant à vivre, et des stratégies de survies qui sont probablement déjà installées.
La fenêtre pour parler est toute petite, minuscule, les terreurs qu’il faut surmonter sont incommensurables, tous les obstacles à surmonter sont tellement énormes qu’il n’y a pas de mot pour les décrire, tout cela est tellement démesuré par rapport à l’enfant qui les affronte et même à l’adulte, car lorsque vous vous répandez en « compliments » à notre sujet en louant notre courage et notre force, c’est parce que vous savez au fond de vous ce qu’il en coute.
Et par quoi donc commencer quand il faudrait parler ? quoi dénoncer ? quelles violences ? quelles humiliations ?
Quand cela commence dans votre fratrie avec un frère ainé de seulement 3 ans de plus ? de quoi parle-t-on ? qu’est-ce que l’on dénonce ? à quel moment ?
N’est-il pas déjà trop tard quand les actes sexuels incestueux apparaissent ?
Et surtout, comment expliquer l’incestuel ? ce terreau empoisonné de l’inceste qui va préparer l’enfant victime, préparer le silence, cette toile de fond, patiemment tissée génération après génération, qui est pour nous, anciennes victimes, si difficile à détricoter.
L’incestuel n’est pas simple à expliquer, car c’est un enchevêtrement de comportements familiaux, larges et nucléaires, et il est propre à chaque famille.
Plutôt que de parler de culture de l’inceste, il faudrait parler de cultures familiales (de l’inceste). On ne retrouve pas nécessairement tous les comportements délétères dans toutes les familles. Violences physiques, pas violences physiques, violences psychologiques systématiques oui, mais lesquelles et comment les identifier ?
Et pour pouvoir identifier ces comportements encore faut-il que les discours sur l’inceste nous laissent l’opportunité de le faire, que la société nous offre les outils, tous les outils, pas les seuls les outils qui la rassurent.
Lorsque la lumière n’est faite que sur le sexuel, comment se défaire de ces idées que l’on nous martèle.
Lorsque l’on est pris dans ces discours, ces diagnostics faits à l’arraché, ces slogans, ces cases étriquées dans lesquelles l’on essaie de nous faire rentrer toutes, finalement on ne nous écoute pas. Lorsque l’on nous dit « nous vous croyons » c’est faux, vous n’écoutez que la partie qui vous intéresse, que celle qui rentre dans le logiciel.
Et vous imposez « du trauma » formaté sur des vécus qui ne le sont pas.
J’ai très mal vécu la période metoo, j’étais mal tout le temps, je ne comprenais pas pourquoi. J’étais si mal, j’avais l’impression d’être submergée, jusqu’à ce que je comprenne pourquoi, je ne vivais pas « mes traumas » à moi, de mes vécus, je vivais celui des autres, totalement inadapté, et c’était martelé, encore, encore et encore, tous les jours.
Tous les jours je lisais le trauma des autres, on m’imposait des mots à avoir, des ressentis, on pensait à ma place, et on « m’obligeait » par la répétition à adhérer à tout cela. Ce qui m’a sorti de cet enfer, c’est un texte, un petit paragraphe, qui d’ailleurs faisait hurler tout twitter et qui moi m’a tiré de ce gouffre, parce qu’il décrivait exactement ce que j’avais vécu, et comment je le vivais à l’époque, un petit paragraphe, écrit au conditionnel, qui expliquait comment certaines victimes pouvaient vivre ces traumas au moment de l’enfance.
Et la Lumière est revenue, le temps de la lecture, en une minute. J’ai cessé de faire miens les traumas des autres, j’ai cessé d’employer les mots des autres pour utiliser les miens, et paver ma route.
Comment sortir du tout sexuel de l’inceste pour commencer à s’attaquer à ce qui a pu amener à tout cela.
Et j’avoue que cela me met dans une grande colère, enfant, nos familles nous privent de notre agentivité, et la société continue de nous en priver en ne s’intéressant qu’à la surface et en nous imposant ses discours comme une vérité révélée, elle ne s’intéresse qu’au sexuel parce c’est le plus accessible, le plus facilement compréhensible, oserais-je dire que face à l’inceste la société est fainéante ?
Oui, non seulement je vais oser mais je le pense franchement.
J’ai dû réfléchir aux spécificités de l’inceste dans les fratries, et notamment entre enfants, et ce n’est pas simple (encore une fois).
D'abord parce que l’inceste adelphique, l’on n’en parle pas du tout, jamais, lorsqu’il se déroule entre enfants, encore moins.
J’ai cherché pendant une dizaine d’années, un article, un témoignage, un entrefilet, enfin quelque chose, un bout de phrase, et rien, un témoignage trainait sur internet, qui ressemblait très étrangement à mon histoire, mais c’est tout, juste quelques faits, un témoignage court, puis un petit paragraphe dans un article, avec quelques bribes d’explications, trop courtes, trop frustrantes.
Sur les réseaux, alors que commençaient à éclore des discours sur la pédocriminalité et sur l’inceste, on y parlait d’amnésie (je n’étais pas amnésique), on y parlait des pères (je n’avais pas été incestée par mon père), sur le reste rien, quelques allusions sibyllines, de temps à autre, « le frère aussi », et aucun discours sur les enfants agresseurs.
Alors qu’avais-je vécu moi ? moi qui me souvenais de tout, moi qui ai été incesté par un enfant de trois ans mon ainé (moi vers 4 ans et même peut être avant, donc mon frère à 7 ans), moi dont les parents (ou tout du moins ma mère, pensais-je) étaient au courant, moi qui n’ai connu que cela dans mon enfance, puisque d’aussi loin que je peux me rappeler, l’inceste a toujours existé.
Pas de choc de l’inceste qui surgit, pas cette fameuse sidération, la dissociation, je ne comprenais même pas de quoi il était vraiment question (c’est si mal expliqué), pas de peur de mourir, non.
De l’inceste, ça j’en étais sure, les maltraitances de l’incestuel aussi (que je n’avais pas mis en mot, ni réfléchi), j’étais une petite fille qui n’était pas heureuse, ça oui, puisque je m’en faisais la réflexion, « je ne suis pas heureuse et ce n’est pas normal de n’être pas heureuse quand on a 8/10/12 ans », surtout quand vos parents vous serinent que vous avez tout pour l’être et que vous avez VRAIMENT de la chance d’avoir des parents qui s’occupent si bien de vous (ah ? bon, bon !)
Mais à part ces certitudes sur ce que j’avais vécu, aucune explication, aucune existence, mon inceste à moi n’existait pas, et pourtant j’étais bien là, avec mes souvenirs, certains douloureux, pas forcément ceux que l’on croit d’ailleurs, j’étais là et je ne me reconnaissais dans rien.
Au cours de ces pérégrinations sur les internets, à la recherche d’une légitimation d’existence, j’ai trouvé UN ouvrage[2], le seul, je me suis jetée dessus, je l’ai ouvert, lu trois phrases, refermé, réouvert et ainsi de suite, parce que c’était compliqué, et difficile de faire face à soi, seule.
Puis j’ai fini par le lire, soulagée, même si c’était douloureux, de lire que j’existais, que ce que j’avais vécu existait, que c’était grave, mal considéré et pas étudié.
J’existais, l’inceste dans les fratries existait et l’inceste entre enfants existait, ce n’était pas moi qui « en faisais des caisses pour pas grand-chose »
Plus tardivement, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à tout ce qui faisait l’inceste en dehors de ces sacro-saints abus sexuels, ce sont dans des témoignages d’anciennes victimes de sectes que je me suis le plus retrouvée.
Les dynamiques sectaires ont des accointances quasi gémellaires avec les fonctionnements de nos familles incestuelles.
Bien que l’on ne puisse pas à proprement parler « d’emprise » des enfants dans une famille incestueuse, puisque notre état même d’enfant nous rend totalement dépendants de nos familles, au moins nucléaires, mais les mécanismes de contrôle, et d’annihilation de l’individu sont les mêmes.
Je vous mets la transcription des propos de Jean-Pierre Jougla, avocat, à propos des sectes dans le podcast de Fabrice Drouelle "Affaires sensibles" : « Waco, une secte dans l’enfer des flammes » du 4 mai 2016[3] et si je mets cet extrait, c’est que tous les propos qui sont ici tenus, et qui parlent des sectes sont applicables dans les familles incestuelles :
« Cela peut aller jusqu'à la soumission sexuelle, mais ce n'est pas la pire des soumissions, c'est cette atteinte permanente à la dignité de la personne qui fait que chaque adepte va perdre l'autonomie qui fait de nous des citoyens. [...]
Il y a des groupes dans lesquels il n'y a jamais de problèmes sexuels, l'abus sexuel c'est peut- être le bout de la lorgnette par lequel judiciairement on va repérer des groupes sectaires, parce que c'est plus facile de comprendre ce qu'est un abus sexuel que comprendre ce qu'est un abus de dignité de la personne.
Mais lorsqu'on reçoit d'anciens adeptes de sectes, des victimes de sectes, l'essentiel de leurs traumatismes tourne autour de cette idée que pendant des années, on les a privés de ce qui faisait leur autonomie, ce qui faisait leur personnalité, le vrai traumatisme il est là, parfois cela vient se mélanger avec des abus sexuels ou des abus financiers, mais ce sont deux avatars du pouvoir et de l'abus de pouvoir.
Et l'histoire nous montre que toujours le pouvoir absolu s'est accompagné de dérapages de ce style-là.[...]
À condition que l’on aborde la secte, non pas simplement sous l’angle psychologique du rapport de soumission entre le gourou et les adeptes mais également sur le plan de l’analyse structurelle, voir comment le groupe fonctionne, en réalité, tout groupe sectaire, même le plus ridicule, le plus petit, a toujours comme ambition d’exercer un pouvoir politique à l’intérieur du microgroupe qu’il constitue. Et ce pouvoir politique va se décliner, selon les trois pouvoirs que l’on connait habituellement, un pouvoir législatif : un pouvoir normatif, un pouvoir exécutif : c’est-à-dire l’application de toutes ces normes, et le pouvoir judiciaire : c’est-à-dire la sanction de tout dérapage par rapport à la norme posée.
Ce qui fait la différence entre un état démocratique et un groupe sectaire à ce niveau-là, c’est justement parce que le gourou cumule ces trois pouvoirs entre ses seules mains qu’il est tout puissant et donc légitime aux yeux de ses adeptes, alors que dans nos sociétés, il faut qu’il y ait une séparation obligatoire des pouvoirs de manière à ce qu’il ait des contre-pouvoirs pour éviter que l’on soit en face d’un pouvoir absolu. [...]
Le groupe sectaire renvoie beaucoup plus à cette dimension totalitaire politique qu’a cette dimension religieuse qui ne lui sert la plupart du temps que de masque et de faux nez. »
Nos incesteurs, que je vais délier de nos agresseurs, — parce que chez moi, comme dans d’autres nombreuses familles, l’incesteur : celui qui a mis en place la mécanique incestuelle de la famille, c’était mon père, et ce n’était pas l’agresseur (concernant les abus sexuels en tout cas) — sont les gourous de la secte-famille, et pour reprendre les termes de Jean-Pierre Jougla, ils mettent en place les normes familiales, ils veillent à l’application de toutes ces normes et ils sanctionnent les dérapages : les dérapages ce sont nos paroles, nos actes de rébellion contre les abus de pouvoir, tout ce qui peut ressortir à travers nous de l’intimité familiale, mettant ainsi en danger le système.
C’est d’ailleurs un danger fantasmé par l’incesteur, parce qu’en vérité, qui empêche nos familles ne nous maltraiter ?
Cet éclairage, je pense, nous permet de mieux comprendre la mécanique à l'oeuvre et les complicités environnantes.
Je ne me fourvoierais en revanche pas dans un calquage à l’identique de l’emprise-soumission des gourous avec leur adeptes, car je ne voudrais pas que l’on s’imagine que tout l’entourage d’un incesteur est sous emprise.
Et que la famille (et notamment nos mères) serait soumise parce que sous emprise du système sectaire incestueux.
Parfois nos mères participent, passivement ou activement, elles sont mêmes parfois les incesteuses et les agresseuses.
Ce que je souhaite préciser par là, c’est que faire des mères lorsqu’elles ne sont pas les agresseuses, des victimes du système au même titre que les victimes d’inceste elles-mêmes est un raccourci un peu facile, et qui, même s’il peut être vrai, dans le cadre par exemple de violences conjugales, ce n’est pas en généralisant cela que nous comprendrions mieux les dynamiques de l'inceste.
Nous sommes tous les rouages du système incestuel, même nous victimes, nous sommes un rouage, ce qui ne signifie pas que nous soyons responsables, complices ou coupables, nous sommes un rouage du système qui nous broie. Voyez comme tout est compliqué, et comme nous ne pourrons jamais faire l’économie de la complexité concernant l’inceste.
Il faut se rappeler comme je l’ai mentionné plus haut, que les systèmes incestueux sont transgénérationnels, que ce n’est donc pas que l’incesteur met sous emprise la famille au sens large. Il est lui-même issu de ce système (rouage), et d’ailleurs plutôt que dire qu’il met en place une dynamique incestuelle, en fait il faudrait dire qu'il la pérennise.
Je reprends mon exemple pour être plus claire :
L’inceste vient de ma famille paternelle, toutes les interactions érotisées, les gestes et propos déplacés, quand il ne s’agissait pas carrément d’agressions sexuelles, et bien sûr des actes sexuels incestueux de mon frère, viennent de ma famille paternelle, et elles se situaient dans toutes les strates familiales : 2 oncles/tous mes cousins/mes parents (oui père ET mère) /mon frère.
De ma famille maternelle : rien, on ne les fréquentait d’ailleurs que très peu sans aucune raison autre qu’ils n’étaient pas ma famille paternelle, ils étaient par conséquent infréquentables.
On ne peut alors pas dire que mon père a « mis en place » un système qui le servirait, même si factuellement c’est une réalité, il a fait perdurer notre système familial déjà en place depuis certainement plusieurs générations.
Et cela ne le dédouane en rien de ses responsabilités, il n’avait aucune excuse à nous battre, aucune excuse à prendre plaisir à nous écrabouiller mon frère et moi, et ma mère n’a aucune excuse à avoir laissé mon père nous battre sans jamais s’y opposer d’aucune façon, à part lui dire de faire attention...à ne pas trop laisser de traces, oui parce nous avions frisé le signalement une fois, une instit de maternelle avait fait comprendre à ma mère que la prochaine fois que j’arrivais avec l’énorme trace de la main de mon père sur la joue, ce serait signalé, j’avais 3 ans, mon frère a également reçu sa première gifle à 3 ans, parce qu’il refusait de descendre du manège, mon père adorait « raconter cette anecdote ».
Tout ceci raconté, non pour provoquer une quelconque pitié, mais pour montrer un peu, comment se met en place ce système dès le plus jeune âge.
— — — — — — — — — — — — — — —
Ce qu’il faut bien comprendre dans nos sociétés, et que l’on feint d’ignorer (voire pour certains, on ne le tolère pas) c’est que les enfants y vivent, les enfants entendent ce qui s’y dit, par leurs parents, leur entourage, par les médias, les réseaux sociaux (maintenant), bref, les enfants baignent dans les discours ambiants pour ne pas dire le discours dominant, mais si après tout disons-le.
Ils entendent ce qui est dit et aussi ce qui ne l’est pas, si l’on ne parle pas d’inceste dans les fratries, si l’on ne dit pas l’inceste entre enfants, si même couramment on le minimise (rappelez-vous le fameux touche-pipi-tous-les-enfants-le-font-ce-n’est-pas-grave) que voulez-vous qu’il se passe ?
Quand l’inceste fait tout autant partie de leurs enfances que le brossage de dent et les devoirs à la maison, que voulez-vous que les enfants fassent et disent ?
Rien.
Je ne reviendrai pas sur les raisons du silence de l’inceste que j’ai déjà abordé[4], mais sur « les solutions » qui sont proposées afin que les enfants prennent conscience de la gravité de ce qu’ils vivent et finissent par en parler.
Je souhaiterais parler des « cours d’éducation sexuelle et affective » et des fascicules et petites brochures pour enfants qui fleurissent un peu partout, et je ne parle même pas des cours d’auto- défense pour enfant.
Que l’on ne me fasse pas penser de travers, je suis pour les cours d’éducation sexuelle et affective à l’école, parce qu’ils sont importants en eux-mêmes et pour ce qu’ils sont, je suis pour que les enfants puissent dire et parler de leur agression évidemment.
Seulement je suis contre le fait que l’on se permette d’appeler cela de la pré-vention, surtout quand il s’agit d’inceste.
Je suis contre le fait que l’on rende l’enfant responsable de sa propre protection, qu’on lui apprenne à éviter de subir des agressions, et qu’on instille en lui une culpabilité s’il n’arrive pas à les éviter.
Un enfant, on lui apprend à regarder à droite et à gauche avant de traverser la rue, comme on lui apprend à ne pas suivre les inconnus même lorsqu’ils proposent des bonbons ou cherchent leur petit chien, en revanche, on n’apprend jamais à un enfant comment esquiver les voitures au milieu d’une autoroute, jamais, nulle part, à aucun moment.
Comment penser qu’en situation d’agression — agression qui ne ressemble jamais à ce que vous imaginez — un ou une enfant va être capable de mobiliser tous ses savoirs pour faire face seul·e, si et seulement s’il lui été présenté un paysage exhaustif de toutes les situations d’agression, car il faut qu’il/elle puisse l’identifier.
Comment peut-on penser qu’apprendre à dire « non », même très fort, va arrêter un agresseur (alors oui vous trouverez toujours quelques exemples pour qui cela a fonctionné, quelques exemples face à l’immensité des agressions)
A lire ces fascicules et petites brochures, cela donne l’impression que les enfants ne savent pas dire non (ils savent) et se laissent agresser par ignorance que « leur corps c’est leur corps et que personne n ’a le droit d’y toucher », déjà rien que cela est faux, puisque papa/maman/le médecin, la maitresse éventuellement, une infirmière, vont être amené à le faire. Si les enfants ignoraient vraiment que ce qu’ils ont vécu pose un problème, et d’ailleurs d’abord à eux, ils parleraient tout de suite, certains le font, mais très peu.
Et j’ai vraiment du mal avec ces techniques d’évitement enseignées, parce que si elles échouent, je crains que l’enfant ne s’enfonce que plus dans le silence, puisqu’à la honte ressentie, s’ajoutera la culpabilité de n’avoir pas su éviter l’agression alors qu’on le lui avait enseigné.
Parce qu’un enfant n’est pas un adulte miniature, il ne réfléchira pas de manière raisonnée sur son impuissance à pouvoir se défendre, il se dira qu’il n’a pas dit non assez fort, qu’il n’a pas couru assez vite, qu’il n’a pas su repérer l’agresseur, « pourtant on le lui avait expliqué ». Et il faut repenser également notre manière d’éduquer les enfants qui est beaucoup plus faite actuellement pour contenir et apprendre aux enfants à obéir aux adultes qu’à leur faire front et dire non.
Bref, je m’en voudrais d’effrayer la terre entière, mais la pré-vention ne se fait pas auprès des victimes potentielles, mais des agresseurs et potentiels agresseurs.
Je vous rappelle que la « prévention » du style : ne mettez pas de jupe, ne buvez pas, faites attention, ne fonctionne pas avec des femmes adultes — qui pourtant elles, ont une conscience plutôt bonne de ce qui pourrait advenir — pour éviter les viols et les agressions, mais on imagine que c’est une bonne idée de reprendre avec des enfants, des vieilles méthodes qui ont déjà montré leur inefficacité avec des adultes, ok...
Et alors concernant l’inceste...
Là, autant dire que tout ce que vous dites, ce n’est pas que ça rentre par une oreille et ressort par l’autre, c’est que cela ne passera pas la barrière du compartimentage dans une grande partie des cas (Oui encore une fois, pas tous etc.).
Parce que nous sommes éduqués dans l’inceste, nous naissons dans l’inceste, l’inceste c’est ce qui fait tourner notre monde.
Je vous remets un extrait de Jean-Pierre Jougla :
"Et ce pouvoir politique va se décliner, selon les trois pouvoirs que l’on connait habituellement, un pouvoir législatif : un pouvoir normatif, un pouvoir exécutif : c’est-à-dire l’application de toutes ces normes, et le pouvoir judiciaire : c’est-à-dire la sanction de tout dérapage par rapport à la norme posée."
Qui met en place nos normes familiales ? qui les fait appliquer ? qui sanctionne ? nos incesteurs, notre famille, nos normes, qui ne sont pas vos normes sociales.
« Il faut dire non », sauf, que nous, n’avons pas le droit de dire non.
Et pourtant rebelle comme pas deux, j’ai dit non des dizaines de fois, à mon frère : aucune efficacité, et la seule fois où j’ai dit stop à mon père, il a redoublé les coups, et je savais qu’il allait le faire, parce que la rébellion chez nous, était inacceptable.
Et ce n’est pas que nous n’allons pas comprendre ce qui est dit, nous allons juste compartimenter entre ce que qui se dit là, à l’école, ou là dans cet atelier, et ce qui se passe à la maison.
Ou bien, nous allons hausser les épaules intérieurement en sachant très bien que tout ce qui se dit là, c’est bien joli, mais ce n’est absolument pas applicable à la maison.
Il faut cesser de penser l’inceste avec votre normalité, car nous sommes en dehors de vos normes.
Il faut penser l’inceste dans l’inceste.
Toute mon enfance, mon adolescence, j’avais très conscience, mais de manière confuse et décousues évidemment, des défaillances et de la violence de ma famille, pas nécessairement en ce qui concernait les actes sexuels incestueux de mon frère d’ailleurs, je ne me posais pas la question, je ne me m’interrogeais pas sur sa normalité ou son anormalité, parce mon frère lorsque nous étions enfants, c’était aussi mon seul allié dans les violences, jusqu’à ce que je n’aie plus d’allié du tout.
Mais tout ce qui constituait l’incestuel, même si je n’avais pas ce mot, ni sa compréhension, j’avais conscience d’un gros problème, des violences de mon père, mais aussi celles psychologiques de ma mère, de ses intrusions perpétuelles dans mon intimité.
Mais tout ceci était très très clivé, actes sexuels incestueux d’un coté — qui d’ailleurs ne représentaient pas un problème, c’était contraignant, mais c’est tout— d’un autre côté il y avait les maltraitances, le contrôle continu de mon père, la peur, la terreur, ce climat d’épouvante dans lequel nous faisait vivre ma mère. Nous clivons, clivons, clivons pour survivre, on fait face aux problèmes individuellement quand ils se présentent.
J’avais conscience que ce que je vivais n’était pas normal dans le sens ou tout cela n’était pas juste et où j’avais le sentiment diffus et confus que ce n’était pas la vie.
Mais quelle échappatoire ?
Avais-je même envie d’être retirée à ma famille ? La réponse est non, je pense même que cette idée m’était insupportable à certaines époques.
Est-ce que j’aimais mes parents ? j’adorais ma mère, mon père me faisait peur en permanence et non je ne l’aimais pas du tout, il n’avait d’ailleurs aucune marque d’affection à notre égard, aucune.
Et vous savez pourquoi, rions un peu ensemble, il n’avait aucune espèce d’affection à notre égard, il n’avait aucun geste tendre, ni vraiment de paroles gentilles parce que disait-il « il ne voulait pas que plus tard, en ayant mal interprété des gestes, nous portions plainte contre lui, ma sœur et moi pour inceste »
Cocasse n’est-ce pas ?
Les liens familiaux de ma famille paternelle et donc aussi nucléaire étaient très puissants, on appartenait littéralement au clan, et comme c’était le seul valable vis-à-vis du reste du monde, il n’y avait donc nulle part où aller.
Pour désappartenir au clan il m’a fallu changer de nom.
Ce qui s’applique dans la société c’est-à-dire « ne pas incester ses enfants, ou sa sœur, ou sa nièce » ne s’applique pas à la maison, puisque c’est précisément ce que nous vivons, ne pas battre ses enfants, c’est aussi interdit et c’est aussi précisément ce que certains d’entre nous vivent.
Or, que c’est interdit, nous le savons, nous ne sommes pas déconnectés de la réalité, seulement nous clivons, la maison versus le monde extérieur.
Parfois, comme chez moi, le monde extérieur n’avait droit qu’a très peu d’incursion à la maison, on ne ramène pas sa copine du collège comme ça à l'improviste, pour gouter, on téléphone avant pour demander l’autorisation. Un coup de sonnette à la porte si l’on n’attendait personne, était toujours considéré comme intrusif, et malpoli.
Et le malotru, vertement critiqué, une fois parti d’avoir eu l’outrecuidance de sonner.
Ce sont des exemples, mais les intrusions sont autant de mises en danger du système familial, par principe, car réellement il n’y avait jamais danger à ce que Amélie ou Virginie vienne au gouter.
Mais il peut y avoir mise en danger de l’image parfaite et insoupçonnable mise en place. « Que vont dire les gens », si mes parents estimaient que tout n’était pas comme ils l’avaient décidé.
Et il fallait voir le cirque lorsque mes parents recevaient, habillés sur leur 31, parfumés, totalement guindés, la table dressée dans la salle à manger (fait peu ordinaire car nous mangions dans la cuisine) nous étions présentés comme de gentils animaux de compagnie à l’apéritif, nous avions eu le brief avant « vous vous comportez bien », ce qui signifiait : vous dites bonjour, vous répondez si l’on vous pose des questions, sinon silence, pas trop bouger, pas se jeter sur les biscuits apéros, faire passer les ramequins, débarrasser et à la fin de l’apéro, mon père sifflait la fin de la récré, tout le monde dans les chambres. Nous avions joué notre rôle de famille unie avec des enfants bien élevés, mes parents recueillaient les compliments, rideau pour les enfants.
Tout était très ritualisé, je ne vais pas dire que c’était une horreur, j’aimais bien, cela sortait du quotidien, on chipait les fins de plat à la cuisine, on y échangeait trois mots avec ma mère, c’était marrant parce que c’était différent, nous n’existions pas mais cela n’avait pas tellement d’importance.
Dans une famille comme la mienne, mieux vaut exister moins que trop.
D’ailleurs, c’est toute notre vie qui était ritualisée, cadrée, encadrée, organisée, il n’y avait aucune place pour l’improvisation, l’invention, la spontanéité.
Les vacances d’été se déroulaient toujours de la même manière, 15 jours en camping, dans un camping 5 étoiles pour qu’il y ait un minimum de français et que l’on n’ait pas à socialiser, mon père détestait cela, 15 jours chez ma grand-mère, 15 jours dans une location perdu au fin fond d’une région isolée.
Tous les départs en vacances était facteur de stress pour mon père, donc nous en faisions les frais, nous étions copieusement engueulés, il fallait partir pile à l’heure, faire des pauses en voiture « utiles » et les plus courtes possibles.
Nous tenir sage en voiture sur des trajets interminables, nous ne l’étions évidemment pas, donc gifles et menaces d’abandon sur le bord de la route.
Et les vacances pouvaient commencer une fois qu’une immontable tente était enfin tendue à coup d’engueulades et d’insultes.
Cela tous les ans, immanquablement, jusqu’à ce que mes parents achètent la « maison de campagne » où nous allions passer, toutes les vacances, tous les week-end, de février à novembre.
L’ennui y était mortel.
La vie à la maison était de toute façon morne et chiante pour des enfants, puisque rien n’était organisé ni fait pour nous, nous devions nous adapter et suivre.
UNE FOIS, UN été j’ai été invité à passer 15 jours seule en famille, mais c’était l’autre famille, mon oncle a eu gain de cause après 3 jours de négociation avec mon père.
Mon père ne comprenait pas (il ne voulait pas surtout) que nous puissions vouloir être ailleurs qu’en famille, et puis bon, loin des yeux, loin du contrôle paternel, ça ne pouvait que lui déplaire.
Je n’avais de toute façon aucune sortie de secours, dans une petite ville ou mes parents étaient l’une enseignante, l’autre l’équivalent de CPE. (Écoles privées)
J’ai commencé ma scolarité dans l’école attenante au lycée ou travaillait mon père, il y connaissait bien sûr tous les enseignants, et bien sûr mon institutrice de CP qui... frappait les élèves (oui cela existait encore), mais cela ne dérangeait pas du tout mon père.
En changeant d’école mon père avait décrété qu’il me fallait de l’autorité (traduire ici : de l’autoritarisme, de la rigueur, et une pression sans relâche) pour avoir de bons résultats scolaires (son obsession), ce que je n’avais pas, sans être une cancre, j’étais une élève très moyenne, ce qui bien sûr, redoublait les violences, les privations, les punitions, les humiliations, les insultes, les menaces.
J’étais de toute façon considérée par mes parents comme « gentille » mais pas futfut.
Tout ceci, jusqu’au collège où travaillait ma mère, et lycée, mes deux parents.
L’enfermement fut alors total, le contrôle au-delà du tolérable.
Chez moi c’était un peu extrême donc je me garde de trop généraliser mon cas.
Mais il y a des principes communs et des fils communs à tirer.
— — — — — — — — — — — — — — —
Maintenant, que faire de l’inceste dans les fratries et de l’inceste entre enfants, dans un système quasiment uniquement forgé sur une réponse répressive des institutions face à l’inceste. Considérant que ce qui est punissable et donc puni est uniquement : les abus sexuels, et que la réponse à ces abus est judiciaire.
Mon intime conviction, hormis qu’associer sexe et enfance crée le malaise, c’est que l’on ne sait pas trop quoi faire de ces incestes entre enfants, de même que les agressions sexuelles entre enfants mais je n’aime pas trop mélanger l’inceste avec ce qui n’en est pas, car en général l’inceste disparait très vite de la réflexion, car l’inceste pour de multiples et individuelles raisons, crée également le malaise, donc on l’évacue facilement, ceci s’expliquant par le fait qu’il est plus facile de qualifier de monstre quelqu’un qui ne fait pas partie des siens, plus facile de l’altériser et de l’ostraciser, « plus facile » ne voulant pas dire « facile ». Et je précise que je ne hiérarchise rien, ce n’est pas que j’estime que l’inceste serait plus ou moins grave que la pédocriminalité, n’ayant vécu que de l’inceste je me garderais bien de ce genre d’égarement, mais ce sont des dynamiques différentes tout simplement, et je souhaite que l’inceste soit traité en tant que tel et non comme un sous genre de la pédocriminalité qui serait intrafamiliale.
Au fur et à mesure, ces dernières années, que la pédocriminalité et l’inceste commençaient à effleurer la conscience endormie de la société, on a assisté à une espèce de purification des enfants (victimes d’abord) pour mieux démoniser les agresseurs.
Et même si l’intention était louable : celle de prendre enfin la défense des enfants victimes d’abus sexuels, et de considérer les préjudices, cela a abouti à une purification de l’enfance dans son ensemble, et cela ne permet plus de considérer l’inceste entre enfants.
Si les enfants sont pures et sans tâche et que la sexualité n’est pas un sujet, comment un enfant de 7/8 ans peut incester sa petite sœur de 5 ans, impossible.
Ou alors si cela arrive, c’est qu’il a été perverti par un vilain adulte qui lui aura montré ou fait des choses.
Possible oui, mais en attendant le sait-on ? En parle-t-on ? est-ce étudié même ?
Et pourtant, cela arrive, des frères et des sœurs incestent leurs frères et/ou sœurs. Le rapport CIIVISE propose le chiffre de 19% de l’inceste, qui serait du fait des frères, même si ce chiffre n’a de valeur que consultative, si l'on sait que cela existe, parce qu’il y a quelques allusions qui surgissent parfois, l’on a en revanche aucune réponse à apporter.
Aucune réponse à nous apporter en tant que victime, et aucune réponse à apporter à ce genre de situation, autant pénale — et heureusement, on ne va pas rouvrir La petite roquette, Dieu nous en préserve — que sociale.
Car si l’on sait quoi faire des victimes d’inceste : les soigner. (Mais jusqu’à quand allons-nous continuer d’éponger l’eau par terre sans réparer la fuite ?)
Que fait-on des enfants agresseurs ? et comment gère-t-on ces situations ?
En imaginant que ces incestes soient détectés ? Quelles réponses, quels parcours de soin ? Quelles procédures pour la prise en charge de l’enfant agresseur ? De la famille au complet ?
Et j’ai bien l’impression que pour le moment, la seule réponse apportée, c’est de faire comme si nos incestes n’existaient pas.
Mais c’est à cet endroit précisément que je vous renvoie vos responsabilités, parce que l’inceste dans les fratries et notamment entre enfants existe, et vous devez cesser de nous ignorer. Parce que nous victimes d’inceste dans nos fratries, nous n’en pouvons plus d’entendre qu’il faut parler, que parler serait la clef et la solution du problème, alors que dans le même temps, vous oubliez systématiquement nos incestes, vous ignorez systématiquement nos incestes, et surtout, vous, vous n’en parlez jamais.
À l’heure actuelle, nous sommes toujours les victimes d’incestes qui n’existent pas.
Sources
[1] Le rapport public de la CIIVISE
[2] Quand toucher n'est plus jouer : Inceste frère/sœur et abus sexuels entre enfants, Anne Schwartzweber, 5 janvier 2017
[3] Fabrice Drouelle : Affaires sensibles : « Waco, une secte dans l’enfer des flammes » du 4 mai 2016
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/aGaires-sensibles/waco-une-secte-dans-l-enfer-des-flammes- 9833854
[4] Du silence de l’inceste à la silenciation, Carabinacitron, 8 octobre 2023
https://www.crimscollectif.com/carabinacitron/du-silence-de-l'inceste-a-la-silenciation