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collectif
Collectif de Réflexion sur l'Inceste et les Maltraitances Systémiques
1 février 2025
La bonne et la mauvaise victime : quête de reconnaissance ou de pouvoir ?
Introduction : Victime, d’accord, mais pas légitime ?
Ces derniers temps, je me suis interrogée sur la légitimité que confère le pouvoir. Plus précisément, sur la manière dont une victime peut être reconnue ou, au contraire, réduite au silence en fonction de son statut social, de sa visibilité médiatique et de son accès aux institutions judiciaires.
Certaines victimes parviennent à se faire entendre, à être reçues avec un minimum de respect lorsqu’elles portent plainte, à obtenir justice. À l’inverse, la majorité des victimes de violences sexuelles se heurtent à l’indifférence, au mépris ou à l’hostilité lorsqu’elles osent parler. Le panel d’exemples dans ce sens est large : de l’accueil méprisant des gendarmes ou policiers – dont témoignent de nombreuses victimes – à mon humble expérience personnelle sur les réseaux sociaux, où les insultes occupent une part conséquente de mes interactions. Nous avons tousTes à subir les écueils de ce système.
Ce fossé entre les "victimes légitimes" – ce que j’ai appelé dès 2018 La bonne victime – et les autres (les mauvaises victimes, méprisées, y compris par les féministes) n’est pas accidentel. Il repose sur un système qui hiérarchise la parole des victimes.
I. Hiérarchie des victimes : qui a le droit de parler ?
Le pouvoir des victimes à se faire entendre ou non prend forme dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans les tribunaux. Il ne repose ni sur la gravité des violences subies, ni sur la nécessité d’obtenir justice, mais sur une logique de sélection sociale. Trois grandes catégories de victimes émergent :
1. Les victimes reconnues et médiatisées
Elles ont déjà un capital social ou professionnel (journalistes, artistes, intellectuelles, CSP+).
Leur parole est amplifiée par leur visibilité médiatique ou leur réseau d’influence.
Elles incarnent la "bonne victime" : digne, conforme aux attentes morales et judiciaires, elles ont affronté le procès "la tête haute".
2. Les victimes reconnues au terme de combats judiciaires
Elles ne sont pas nécessairement médiatisées, mais elles ont les moyens (psychologiques, financiers, sociaux) d’aller au bout d’un procès.
Leur reconnaissance passe par le Graal judiciaire : le verdict. Elles doivent prouver leur courage et, ce faisant, se conformer à l’idéal de la "bonne victime".
Aux yeux du public, elles ont un rôle à jouer "pour la société" : empêcher leur agresseur de récidiver et démontrer que le système judiciaire fonctionne.
3. Les mauvaises victimes : invisibles, méprisées, insultées
Elles ont subi les mêmes violences, mais elles sont traitées avec défiance. Si elles n’ont pas porté plainte, elles sont également infantilisées.
Si elles osent porter plainte, elles ne sont pas prises au sérieux.
Elles n’ont pas les ressources (financières, psychologiques, sociales) pour mener un combat judiciaire. Leur agresseur le sait. S’il est en position de pouvoir ou plus populaire qu’elles, elles risquent d’être traînées en justice pour diffamation. (Affaire Coline Berry).
Même avec des preuves tangibles, si l’agresseur est plus puissant qu’elles, elles risquent un non-lieu. (Affaire Abittan).
Elles sont accusées de "détruire la vie" de leur agresseur, que ce soit au sein de leur propre famille ou publiquement sur les réseaux sociaux (Affaire Villiers). Le schéma est le même : la mauvaise victime devient coupable.
Le mouvement #MeToo nous a laissé croire que toutes les victimes pouvaient parler. C’est faux. Seules les victimes les plus médiatiques ou celles qui ont les moyens d’affronter la machine judiciaire accèdent à la reconnaissance. Pour la majorité, la question demeure :
"Ai-je les moyens de porter plainte ?"
II. Le système judiciaire, un filtre classiste
Si l’on compare la situation avant et après #MeToo, une chose demeure inchangée : la justice traite différemment les victimes selon leur statut social.
Plus l’agresseur a du pouvoir, plus il bénéficie d’une protection implicite, tant de la part de la justice que de la société. À ce titre, il suffit d’observer les commentaires récurrents sur l’affaire Woody Allen, qui a épousé sa fille adoptive pour constater à quel point les figures publiques accusées à raison continuent d’être soutenues par leurs fans.
Depuis les années 2010, les agresseurs puissants disposent de nouveaux outils pour contrôler leur image, notamment grâce à l’e-réputation et aux stratégies de communication en ligne. Cette fabrication d’une image publique verrouille tout accès à la justice pour leurs victimes. Hors mouvements collectifs, comme dans l’affaire PPDA, il est devenu impossible de se faire entendre.
Plus la victime est marginalisée, plus elle devra se battre pour prouver qu’elle est victime. À ce sujet, je renvoie à mes livres Fleurs des nuits. Depuis 2008 et la sortie de mon premier livre, je n’ai ni acquis plus de légitimité, ni obtenu davantage de pouvoir, et encore moins la possibilité de porter plainte.
Une victime issue d’un milieu populaire aura moins de chances d’obtenir justice qu’une victime CSP+. Il suffit de lire les témoignages de victimes reçues dans les commissariats pour constater à quel point l’accueil et le traitement de « la parole des victimes » varient en fonction du statut social.
Le système d’oppression qui pèse sur les victimes ne s’est pas simplement perpétué, il s’est complexifié. Aujourd’hui, les victimes peuvent se comparer entre elles, voir qui est entendue et qui ne l’est pas sur les réseaux sociaux. En résulte d’abord une pression supplémentaire sur les victimes qui ne peuvent que se comparer. Cette mise en concurrence des vécus génère une nouvelle forme d’oppression : une victime non reconnue se retrouve infériorisée par celles qui ont acquis du pouvoir, et par extension, par la plupart des féministes elles-mêmes.
III. Quand les victimes légitimes deviennent oppressives
Un des paradoxes les plus violents est que certaines victimes, en accédant au pouvoir médiatique ou institutionnel, perpétuent à la fois cette hiérarchie et entretiennent cette nouvelle forme d’oppression. Prises elles-mêmes dans leurs quêtes – légitimes – de reconnaissance, elles mettent en place une hiérarchisation implicite des traumatismes, affirmant avoir vécu "le pire", "l’enfer", sans égard pour les ressentis des autres victimes.
Plus elles gagnent en visibilité, plus elles deviennent des figures d’autorité, non seulement aux yeux des médias, mais aussi dans l’arène militante et féministe. Pourtant, cette posture de légitimité les amène à éclipser la parole des victimes sans pouvoir, créant un mécanisme oppressif qu’elles dénonçaient pourtant elles-mêmes.
1. La récupération classiste : confisquer la parole des victimes invisibles
Certaines victimes médiatiques prennent la parole au nom de celles qui sont réduites au silence, sous prétexte de leur "donner une voix". Mais en parlant à leur place, elles confisquent leur parole et les invisibilisent davantage.
Il ne s’agit pas simplement d’un problème de représentativité, mais bien d’une appropriation systémique : les récits des victimes non médiatisées ne sont plus entendus, tant les victimes puissantes (bonnes victimes, médiatiques) se les sont appropriés.
Or, cette parole que les victimes médiatiques filtrent n’est jamais neutre. Elle répond aux codes médiatiques, à l’acceptabilité politique et à une vision classiste de la justice.
Plus encore, les victimes médiatiques restent des victimes qui mènent leurs propres quêtes de reconnaissance et de pouvoir pour se faire entendre.
Le fait de s’imposer comme « porte-parole des autres victimes » s’appuie uniquement sur leur besoin de reconnaissance (et de pouvoir – le pouvoir de se faire entendre), pour trouver un sens à leur propre vécu.
Il n’est en aucun cas question d’œuvrer pour le bien commun des victimes.
2. L’appropriation des récits : qui peut raconter ?
Certaines victimes médiatisées partagent les témoignages d’autres victimes sans leur consentement, renforçant l’idée que seule une parole relayée par une figure "légitime" peut être crédible.
Ce phénomène s’inscrit dans une dynamique de contrôle : celui qui possède la parole publique décide quel récit doit être mis en avant et distribue les points (bonne victime, mauvaise victime).
Ces mécanismes, bien que souvent mis en place avec de bonnes intentions (faire avancer les mentalités, faire prendre conscience…), reproduisent une domination : certaines victimes seraient "dignes" de raconter leur histoire, et d’autres non.
3. Le trauma porn depuis #MeToo : spectacle de la souffrance et course à la légitimité
Depuis #MeToo, un nouveau critère d’éligibilité à la légitimité a émergé : celui de la souffrance mise en scène.
Pour être crue, une victime doit prouver son traumatisme.
Plus le récit est brutal et détaillé, plus il est jugé crédible. Le public, en particulier sur les réseaux sociaux, décrète de la crédibilité d’un vécu en fonction de son besoin de voyeurisme à lui.
Le voyeurisme pousse les victimes à raconter leur histoire d’une manière qui choque et émeut ; souvent, elles vont au-delà de leurs propres limites psychologiques simplement pour avoir l’impression d’être entendues – et donc reconnues.
Les récits de violences sont instrumentalisés par une culture du trauma porn, où la mise en scène de la douleur devient une condition pour être écoutée.
(Il suffit de se reporter à chaque émission de Faustine Bollaert pour se rendre compte du besoin de voyeurisme du public.)
Or, cette dynamique est dangereuse :
Elle brouille la parole des victimes en leur imposant une narration formatée qui leur est douloureuse et va à l’encontre de leur bien-être, de leur reconstruction.
Elle met en place une compétition entre les victimes.
Elle décourage celles qui ne veulent pas livrer leur vécu en pâture.
4. La hiérarchisation des traumas : qui décide ce qui est "le pire" ?
Seul un traumatisme médiatisé acquiert de l’importance.
Les victimes connues, qui parlent, peuvent se permettre de décider de ce qui est le plus grave.
Un exemple frappant : dans le documentaire de France TV sur la soumission chimique, il est affirmé que :
"La soumission chimique est le stade ultime de la domination masculine."
Une déclaration qui occulte totalement les autres formes de violences, notamment les violences conjugales ou les violences sur les enfants.
Qui décide de cette hiérarchie des souffrances ?
Qui définit quel traumatisme mérite d’être entendu et quel autre est relégué à l’arrière-plan ?
J’ose affirmer que la hiérarchisation des victimes comme de leurs traumatismes est une forme d’oppression dangereuse.
J’ose affirmer que les féministes, les figures médiatiques de la protection de l’enfance, en triant les victimes, participent à la mise en place de cette oppression : celle de la "bonne" et de la "mauvaise" victime.
Ces mécanismes d’oppression sont toxiques, même s’ils sont mis en place par des victimes et même si elles sont de bonne foi.
Nous n’avons pas toutes réglé ce que nous avons à régler. Nous sommes tousTes à la recherche de reconnaissance.
Le rôle des médias et des réseaux sociauxdans ces mises en avant et dans cette amplification du besoin de reconnaissance est pleinement à interroger.
Une victime qui acquiert du pouvoir médiatique ou institutionnel, si elle ne veut pas être oppressive, doit s’interroger :
"Suis-je en train de parler pour moi, ou suis-je en train d’écraser la parole des autres ?"
Conclusion : Vers une éthique de la parole des victimes
Les victimes ne devraient pas être mises en concurrence.
Leurs vécus ne devraient pas être partagés sans leur consentement sur les réseaux sociaux.
La reconnaissance d’une victime ne devrait pas être conditionnée à son statut social, à sa capacité à médiatiser son histoire ou à obtenir un procès.
Tant que ce système de hiérarchisationperdurera, la majorité des victimes resteront réduites au silence.
Les féministes comme les figures médiatiques de la protection de l’enfance sont parties prenantes de ce nouveau système oppressif, qui va prendre de l’ampleur ces prochaines années, puisque personne dans leur rang n’interroge le classisme.
Une réflexion collective est nécessaire :
Comment éviter que les victimes les plus puissantes ne dictent les lois de ce nouveau système oppressif en fonction de leurs traumatismes ?
Comment lutter contre la culture du trauma porn, qui pousse les victimes à exposer leur douleur pour être crues, quitte à dépasser leurs limites au détriment de leur santé ?
Comment rendre la justice réellement accessible à toutes les victimes, quelles que soient leurs origines, leurs classes sociales ?
Je pose ces questions ici, parce que la hiérarchisation des victimes continue de renforcer l’injustice, et construit un système oppressif de plus.
Et personnellement, j’ai choisi de lutter contre toutes les formes d’oppression.
Allez lire les articles de Noémie Trovato et de Léna Dormeau, qui me forcent toujours à réfléchir et à aller au-delà de mes limites de non-sociologue inculte.
Allez lire les articles de :
Noémie Trovato : https://discoursetgenre.wordpress.com/
Léna Dormeau : https://www.lenadormeau.fr/publications/