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CRIMS  Collectif

Collectif de Réflexion sur l'Inceste et les Maltraitances Systémiques

ZONES GRISES
9 février 2025
Hiérarchie des Victimes après #MeToo : Stigmatisation contre Réseaux sociaux et Reconnaissance médiatique

Un espace de parole pour les comptes les plus puissants.



Depuis #MeToo, les réseaux sociaux ont offert aux victimes un espace de parole inédit. Témoigner publiquement, nommer un agresseur ou simplement partager une expérience traumatique est devenu possible. Pourtant, ce nouveau paradigme s’accompagne d’une violence numérique accrue : insultes, harcèlement, menaces, accusations d’opportunisme ou de mensonge, et pour les victimes qui nomment leurs agresseurs, procès en diffamation.


Désormais, les victimes sont jugées à la fois sur leurs propos, mais aussi sur leur crédibilité auprès de leurs abonnéEs, une crédibilité elle-même conditionnée par leur influence en ligne. Un compte X/Twitter à 7 000 abonnés aura plus de poids qu’un autre à 1 500, et pourra, au-delà de sa propre expérience, s’approprier avec plus de facilité les sujets qu’il ne maîtrise pas en paraissant sérieux. La crédibilité n’est plus en fonction de la pertinence du témoignage, encore moins de la capacité de réflexion dans un ordre social qui prône la visibilité, voire l’exhibition. Or, cette hiérarchie numérique façonne les dynamiques de soutien et d’écoute, mais aussi de rejet et de stigmatisation.



Qui mérite d’être entenduE : qui a droit à la reconnaissance ?



Les réseaux sociaux fonctionnent sur une logique d’engagement : plus un témoignage est relayé, plus il devient visible. La recherche de reconnaissance que vivent toutes les victimes trouve ici de prime abord, de quoi se combler : les abonnéEs likent en chœur les récits de celles et ceux prônant la sacro-sainte résilience, le courage, au risque que la victime qui se met à nu perde de vue la réalité IRL, hors Internet.


La mise en scène dans laquelle se placent les victimes, la surenchère dans les récits est une machine de compétition : la victime s’en veut de ne pas assez se mettre à nu, d’être moins comprise (par extension d’être moins relayée) et peut pousser les limites de sa propre réalité psychique pour mieux se faire entendre.


Plus encore, certaines victimes n’existent désormais que par et pour les réseaux sociaux, donc uniquement aux yeux de leurs abonnéEs, ce qui peut parfois les pousser à répéter les récits de leurs traumatismes à l’infini pour ce public… tant elles pensent ne pas être suffisamment comprises et entendues.


L’impact psychologique du miroir déformant des réseaux sociaux est profond : certaines victimes paraissent se reconstruire à travers la seule validation numérique délivrée par leurs abonnéEs, et se prennent à calibrer leurs émotions en fonction des réactions en ligne. La dépendance est toxiquepour les victimes ; elle s’instaure, insidieuse, envers cette impression de reconnaissance aléatoire.


Dans cette mécanique, le récit du trauma devient une ressource à entretenir, parfois même à exacerber pour que l’attention et l’engagement des abonnéEs perdurent, et pour que le besoin de reconnaissance semble encore et toujours comblé.


La réalité de la reconstruction, s’il y en a une, est plus complexe, propre à l’individu et souvent, elle va à l’encontre de cette dynamique des réseaux sociaux qui exige de nous que nous étalions perpétuellement notre personnage de victime, sous peine d’être oubliées : si les likesreprésentent l’attention qu’on nous porte et alimentent notre besoin de reconnaissance, ils ne doivent à aucun prix se tarir.


Pour le public habituel des réseaux sociaux, plutôt adepte de voyeurisme, le drame subi puis raconté, encore, à l’infini, est sensationnel, parfois même clivant : on va s’attacher à la bonne victimecomme on va fuir la mauvaise qui ne peut pas représenter une « leçon de vie ». En échange, la bonne victime devra se montrer reconnaissante envers ses abonnéEs parce qu’iels « l’aident », c’est-à-dire qu’iels rendent ses traumatismes visibles, presque tangibles, qu’iels leur donnent une cohérence ou une explication.


Un récit nuancé, une réflexion, une analysene sont pas attendus sur les réseaux sociaux. Si l’émotionnel ne transparait pas (si la victime ne se met pas à nu), l’influence numérique restera réduite ; le public sur les réseaux sociaux ne trouve pas « à quoi s’attacher », aucune réponse à son appétit de voyeurisme, par conséquent, les abonnéEs ne manifestent pas leur empathie.


La reconnaissance dont les victimes ont besoin ne dépend que d’un seul élément subjectif : plaît-on ou pas ?


L’accès à la reconnaissance de la victimedans ce contexte est conditionné à l’attente des réseaux sociaux, uniquement à elle : si la victime ne répond pas aux exigences de ses abonnéEs, elle n’a pas d’influence numérique. Sans influence numérique, la victime peut être ignorée, voire moquée. Plus encore, une victime qui ne favorise pas les émotions attendues chez celles et ceux qui la lisent n’est pas traitée comme « une vraie victime ».



Plaire à tout prix aux gros comptes et aux militantEs des réseaux sociaux



Sur les réseaux sociaux, la hiérarchie est déjà établie : une victime qui arrive avec son vécu et son besoin de reconnaissance se retrouve immédiatement confrontée à la pression des gros comptesmilitantEs influentEs, professionnelLes reconnuEs... Même sans interaction directe, cette pression s’impose à travers la dynamique de visibilité et d’adhésion. La compétition entre victimes consiste à plaire à ces comptesqui font figure d’autorité numérique : il faut exister dans l’espace public à tout prix, et nous agissons comme si la validation par ces comptes pouvait également combler notre besoin de reconnaissance.


Mais ces militantEs des réseaux sociaux, s’iels dominent l’espace digital, ne sont pas toujours engagéEs sur le terrain. Leur influence s’est construite dans le temps, au gré d’interactions régulières et d’une stratégie pensée pour garantir leur propre  visibilité. La régularité de leurs prises de parole est LA condition sine qua non pour atteindre le statut de « gros compte », surtout lorsqu’ils ne sont pas gérés par des professionnelLes. À l’inverse, celles et ceux qui militent réellement, qui organisent des actions de terrain, peinent souvent à maintenir cette présence en ligne. J’en veux pour preuve mes camarades anti-validistes du CUSE, qui jonglent entre un engagement concret et les impératifs de visibilité numérique.


Les militantEs de terrain, bien que menant un travail essentiel, sont majoritairement invisibiliséEs en ligne ; leur engagement, moins médiatique, est jugé moins stratégique pour la mise en place d’une politique égalitaireet ne contribue pas à leur propre influence numérique. Or, elles et euxassurent au quotidien, par exemple, les maraudes et apportent un soutien directaux victimes. Elles et eux mènent un travail de terrain indispensable, mais effacé par les logiques des réseaux sociaux.


De manière individuelle, nous n’avons que peu de pouvoir ; celui des réseaux sociaux est illusoire. Si un gros compte militantdispose d’une influence presque illimitée en ligne, s’il oriente nos discours et impose ses codes, c’est aussi parce que son militantisme de terrain est limité. Je ne crois pas que, sans engagement concret, ces gros comptes peuvent se maintenir longtemps dans notre réalité, au contact des victimes, puisqu’ils tombent rapidement dans une spiralepersonne ne les contredit.


Pourtant, il est impossible d’ignorer leur pouvoir. Un gros compte militant peut réduire au silence une victime qui s’exprime dans cette arène qu’il contrôle, sans même avoir besoin d’intervenir directement. Il lui suffit de laisser ses abonnéEs agir en meute. CertainEs autour de moi se souviennent encore de l’acharnement que j’ai subi après avoir dénoncé le manque d’éthique d’un compte de magistratE influentE sur Twitter. Je n’ai jamais oublié. Il n’a pas été nécessaire que cette personne prenne la parole : ses abonnéEs, rejointEs par ses collègues, se sont chargéEs de me faire comprendre que je n’étais pas une « vraie victime ». Infantilisée, discréditée, harcelée sous couvert de légitimité, j’ai fini par verrouiller mon compte pendant des mois. Une leçon de hiérarchie apprise à la dure: on ne s’attaque pas aux gros comptes des réseaux sociaux, même lorsque ces comptes exploitent littéralement nos vécus à nous, victimes.


Ce qui est le plus révoltant, c’est que ces attaques en meute, organisées sous couvert d’une posture réactionnaire, disons le mot, sont en totale contradiction avec les principes que ces comptes militants prétendent défendre. Ils prônent la défense, l’émancipation des victimes et le libre accès à la parole... tout en écrasant celles et ceux qui osent les critiquer. J’ose à peine imaginer l’impact qu’aurait eu cette vendetta numérique sur moi si je n’avais pas eu, dans ma vie hors ligne, des amiEs et des responsabilités qui m’ont permis de rester ancrée dans mon quotidien. Cette expérience démontre combien cette hiérarchie numérique, loin d’offrir un espace de soutien, amplifie le mal-être des victimes. Cette hiérarchie sert au contraire à nous dévaloriser, à nous infantiliser et nous prive du droit à exister en dehors des critères imposés par les figures dominantes des réseaux sociaux.



Quand les médias valident ou effacent les récits issus des réseaux sociaux



Si l’audience de la bonne victime se mesure en like, en clics et en interactions, les médias suivent la même logique que les réseaux sociaux. Les journalistes scrutent X/Twitter, Instagram ou TikTok pour repérer les témoignages les plus viraux, triant les victimes dont la prise de parole a suscité le plus d’émotions et par extension, celles qui répondent le mieux à l’exigence de voyeurisme du public.


Les émotions que son vécu suscite va enfermer la victimedans son rôle de bonne victime, mais qu’à cela ne tienne : la bonne victime n’est pas censée réfléchir, son vécu est là pour créer l’indignation. Les médias se moquent bien de l’état de la victime, de la façon dont elle risque de vivre sa médiatisation : il faut avant tout éveiller les consciences, à coups de récits larmoyants et percutants.


Le procédé de sélection qui part des réseaux sociauxjusqu’aux médias est pervers : il n’est plus fondé sur la prise de parole, il se construit sur un circuit émotionnel. Avant #Metoo, les témoignages des victimes étaient largement ignorés et sans portée politique ; après #Metoo, on nous fait croire que l’émotion a eu un impact politique, et qu’à ce titre, le témoignage est la voie royale pour changer les mentalités.


Or les témoignages s’enchaînent dans les médias, et rien ne change en profondeur. Les vécus des victimes récoltent des milliers de like sur les réseaux sociaux, et le public ne réfléchit toujours pas aux systèmes d’oppression qui mettent en place les violences y compris sexuelles. Nous sommes loin de la réflexion de fondqui aurait pu émerger de #Metoo tant le pouvoir individuel, celui de s’exprimer, a pris le pas sur une analyse collective.



Se conformer aux attentes des réseaux sociaux : de la parole libérée à la parole calibrée.



Loin d’être devenus un espace de libération, les réseaux sociaux ont bâti de nouvelles règlesoù les plus puissantEs déterminent quelles victimes peuvent être entendueset quelles autres sont reléguées au silence en fonction de leur conformité.


Les réseaux sociaux se révèlent être un système où les victimes doivent se conformer aux codes dominants pour être crues et relayées. La hiérarchie numériqueimpose un formatage des témoignages et une soumission aux figures du militantisme en ligne. Toute victime qui s’exprime en dépassant ces limites risque l’invisibilisation, la moquerie, voire le harcèlement.


Cette dynamique perverse nous rappelle que la visibilité n’est pas synonyme de justice : si certains témoignages sont amplifiés, d’autres sont étouffés. Peu de militantEs qui ont du pouvoir, peu de gros comptes sur les réseaux sociaux, peu de médias s’interrogent sur les mécaniques d’oppression qu’iels cultivent ; parmi ces gros comptes, beaucoup sont pourtant supposéEs travailler pour et avec nous, les victimes.


Il serait temps que chacunE des concernéEs se remette en cause, se questionne sur son propre pouvoir numérique et ce qu’il implique : une machinerie toxique qui peut nous faire taire, nous, victimes.

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