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5 novembre 2023

PROSTITUTION DES MINEURS

Emprise des réseaux pédocriminels

L’emprise des réseaux dits pédocriminels, de prostitution de mineures ou d’exploitation sexuelle est sujette à de nombreux fantasmes et met à mal toute tentative d’analyse. La société, lorsqu’elle alimente ses distorsions, est axée sur le pouvoir et la domination qui émane de ces réseaux et glamourise les victimes de certains au détriment des autres victimes d’exploitation sexuelle. 


Pourtant les problématiques de toutes ces victimes sont proches ; la plupart d’entre elles sont jeunes, parfois très jeunes, y compris parmi les réseaux de traite à des fins d’exploitation sexuelle [1 et 2] ; elles doivent toutes gérer les traumatismes infligés par un milieu hyper violent et être capables d’assurer leur survie sur le court et moyen terme. 


Du pouvoir et de la domination dans le pilotage des réseaux pédocriminels et d’exploitation sexuelle.


Chaque système d’exploitation sexuelle prend ses racines dans la mise à disposition de la victime et dans la dénégation de son humanité ; elle est partout et toujours ramenée au rang d’objet. En quête d’une vie meilleure ou d’une vie autre, la victime est prise dans un engrenage : elle n’a pas le choix, elle est utilisée. Si la manipulation n’est pas systématique, l’utilisation de la victime est une constante, même si suivant les périodes, elle n’est pas toujours utilisée à des fins uniquement sexuelles.


Cette utilisation de la victime s’inscrit dans des schémas généraux où elle est ce que son détenteur ou ses détenteurs veulent qu’elle soit. La victime devient un objet dans le cadre d’une relation où elle était dès l’origine considérée comme inférieure et aux ordres, tributaire donc. Lors d’un entretien avec Céline Renaudet-Calvo en 2021 [3], j’ai exploré avec elle les raisons qui peuvent inciter la victime à choisir de rester cet objet.


Lien affectif ou pas, intérêt ou pas, la victime est donc l’objet de ses détenteurs. J’emploie ce terme de détenteurs à dessein, car il n’exprime pas que l’appartenance et la soumission physique, il met en exergue le fait que la victime n’a plus le droit de réfléchir par elle-même ; elle s’évertue d’ailleurs à rester en vie au quotidien, ce qui ne lui laisse ni le temps ni l’énergie pour se pencher sur cet état, conséquence du milieu où elle se trouve. Aux yeux de son ou ses détenteurs, elle est dénuée d’humanité, elle peut être achetée, négociée, revendue. L’issue s’il y en a une, assurer sa survie ou non, et dans quelles conditions, les questions légitimes sur sa sécurité sont de fait entre les mains de son ou de ses détenteurs, donc de ses agresseurs.


Si dans le giron des réseaux d’exploitation sexuelle, la résistance existe, elle peut être violemment réprimée : un objet ne se révolte pas. S’il ne convient pas, on le brise, s’il ne convient plus, on lui trouve une autre utilité et on le remplace (à ce titre, les mécanismes bien rodés dans l’affaire Bouthier sont représentatifs [4]). Et les victimes le savent ; elles ne peuvent lutter à armes égales. Les cadeaux peuvent pleuvoir autant que les coups, les étrennes être le résultat des viols, comme dans le réseau piloté par Maxwell et Epstein [5].


Dans l’art de souffler le chaud et le froid, le ou les détenteurs sont maîtres, qu’ils soient proxénètes, entrepreneurs ou les deux à la fois. C’est très naturellement que dans les réseaux, j’ai pu voir à l’œuvre la victime qui devient recruteuse, incitée à agir par son ou ses détenteurs. La victime qui recrute est une aubaine pour les détenteurs : elle se taira et se protégera des attaques, par extension, elle deviendra garante du système mis en place.


Survivre.


Personne ne peut se targuer de comprendre pourquoi ces réseaux d’exploitation sexuelle existent dans différentes sphères de la société sans avoir étudié au préalable les mécaniques de recrutement et par conséquent, ce qui fait le ou les détenteurs, les proxénètes. C’est l’agresseur qui fait la victime, dans ce sens, banaliser ou à l’inverse, décider que le fonctionnement du ou des détenteurs est rarissime, c’est sous-estimer l’ensemble du tissu social qui permet l’exploitation sexuelle. Ce sont l’influence et les décisions des détenteurs qui dictent la vie des victimes, ce sont les détenteurs qui régentent les emplois du temps, les passes et l’argent. Surtout, ce sont eux qui ont le pouvoir de lancer une phase de violences ou de l’interrompre.


L’influence du ou des détenteurs se manifeste partout, même longtemps après la sortie de leur sphère, tant elle a imprégné chaque geste de la victime. Dans certaines dynamiques de réseaux, les détenteurs vont jusqu’à utiliser la torture : si l’objet ne convient pas, on le brise. Partout dans ces réseaux, les violences, en particulier les viols, sont instillées puis deviennent une ponctuation du quotidien. Les détenteurs huilent les rouages de leurs entreprises en gardant le contrôle sur leurs acquis à travers le chantage, les menaces et la banalisation de l’usage des drogues.


Une fois l’assujettissement par le viol établi, la parole occupe une place primordiale : le ou les détenteurs comptent sur la discrétion des victimes à vie. Ils peuvent être eux-mêmes sur le qui-vive, craindre la justice et testent alors la fiabilité de leurs objets. Les détenteurs ont recours aux : « si tu parles » lors de multiples maltraitances, dès que le dévouement de la victime leur semble défaillant. Ce « si tu parles » est terrifiant ; il implique de ne jamais pouvoir parler et par extension, de ne jamais pouvoir se libérer de l’influence de ceux qui l’ont prononcé. Les menaces prononcées aux moments-clés par celui ou ceux qui disposent de la victime ont un ascendant sur elle des décennies plus tard [6].


Pour survivre, la victime se conforme tant bien que mal aux modèles qui l’entourent : parfois son détenteur, parfois son recruteur, sa recruteuse, d’autres victimes qui s’en sortent mieux qu’elle… Peu importe. Elle va calquer son comportement en fonction de son milieu, dans l’espoir conscient ou non de moins souffrir, d’atténuer les coups, de s’éviter les viols. Dans une mécanique de pouvoir dont les règles sont instituées par plus fort que soi, il faut pouvoir faire et garder sa place : la docilité est gage de survie.


En évoluant, en grandissant dans un milieu ultra violent, la victime s’habitue à ce contexte ; ses repères sont brouillés, ses échelles de valeurs sont tronquées. Ce que l’extérieur définit comme violent est son quotidien. Le fait que son ou ses détenteurs commandent sa vie la maintient dans ce manque ; le confort, c’est par exemple recevoir des cadeaux ou pouvoir choisir ses clients. La dichotomie entre le viol et le rapport consenti est balayée au final : elle n’a plus lieu d’être lorsqu’on ne décide de rien. Être en danger, c’est simplement s’élever contre ses détenteurs.


Poursuite du processus d’influence, mise en danger et prise de parole.


Je l’ai décrit dans mes livres [7], les liens entre le ou les détenteurs et leurs victimes se tissent en parallèle sur plusieurs canevas. Ils sont profonds, j’oserais dire indéfectibles. Le processus d’influence perdure pour la victime après la sortie de la sphère de son ou de ses détenteurs. La toxicodépendance est banalisée dans ces milieux ; souvent elle a participé à rendre la victime malléable. Si la victime parvient à s’extirper de ces réseaux, sa toxicomanie participera à la décrédibilisation de sa parole.


La mise en sécurité de la victime est fondamentale. Elle n’a pas toujours lieu ou peut être parcellaire. Recouvrer sa liberté par rapport à son ou ses détenteurs est un processus qui prend littéralement des années : il faut du temps, des ressources extérieures, de l’énergie et même dans plusieurs cas, il faut pouvoir « acheter sa sortie » si on ne veut pas rester partie prenante du système (par le recrutement ou toute autre forme à la disposition des détenteurs).


Dans tous les cas, inciter une victime de ces réseaux à porter plainte ou à dénoncer équivaut à la mettre en danger, psychiquement ou physiquement (l’« affaire des filles de Grenoble », un podcast en trois épisodes est là aussi représentatif de la violence dont sont capables les proxénètes [8]). Le public qui ne connait pas ces réseaux pédocriminels encourage la plainte, minimise les violences encourues par la victime « qui parle » et participe dès lors à l’incompréhension globale par rapport aux victimes. L’injonction faite aux victimes de dénoncer et de porter plainte est systématique dans notre société, y compris dans les communications gouvernementales sur les violences sexuelles [9] et ne permet pas de respecter la réalité et le besoin de reconstruction des victimes.


En plus de cette sous-évaluation des risques encourus par la victime, sa prise de parole n’est pas accompagnée de manière adéquate : ses traumatismes ne sont pas ou peu identifiables, l´omerta étendue sur elle n’étant pas forcément détectée. Le processus d’influence de ses détenteurs qui participe à les banaliser ou les minimiser n’est pas percé à jour. Dans un second entretien avec Céline Renaudet-Calvo, j’ai tenté de définir avec elle ce qui pourrait améliorer les prises en charge des victimes d’exploitation sexuelle [10].


Preuve de l’ignorance ou du déni public, quand ces réseaux sont évoqués, même certains professionnels s’arrêtent aux faits sexuels, aux viols en particulier qui frappent les esprits. Puisque la victime est jeune, mineure, le voyeurisme se mêle au dégoût : l’image de l’adulte qui a des relations sexuelles avec un enfant sidère. Dans le même temps, ces réseaux paraissent lointains, destinés à des clients déséquilibrés (donc « pas comme nous ») par des personnalités d’une perversité hors du commun (les titres de presse sur le réseau Epstein/Maxwell sombrent d’ailleurs encore dans une surenchère frappante [11]). Les mécanismes qui conduisent et maintiennent les victimes dans leur rôle d’objet sont résumés à l’emprise du proxénète ou à la naïveté de la victime. Le point de vue abolitionniste se double d’un jugement moral sur toutes les personnes se livrant ou s’étant livré à la prostitution. Simultanément, le fait d’être cataloguée comme une victime peut la pousser vers la pathologisation et l’exclure de fait de toute vie sociale, quand elle ne se tourne pas vers d’autres formes de toxicodépendance ou ne se dépossède pas d’une partie de son vécu, celle qui n’est pas en adéquation avec ce que son environnement attend d’elle.


Dans une société où une narration homogène est la règle [12], la réalité et les particularités des réseaux pédocriminels sont gommées. Leur mode de fonctionnement, au-delà de l’imaginable au sens strict, est accaparé par les fictions et n’est étudié qu’en surface dans le but d’entretenir une narration où le commun ne peut être atteint. Dans le meilleur des cas, les questions sur les réseaux seront ramenées à des thématiques mieux explorées, voire confondues avec elles, dans le pire des cas, les interlocuteurs privilégiés des victimes ne comprendront simplement pas et la culpabiliseront.Parfois encore la prise en charge est proposée, mais s’inscrit dans un cadre où la singularité du vécu de la victime sera assimilée avec peine. Les mécaniques des réseaux étant peu connues, la victime craint toujours de ne pas être crue, d’être cataloguée, et sa crainte peut se révéler fondée : accusée de mentir ou d’être atteinte du « syndrome des faux souvenirs » comme lors du procès de Maxwell [13], elle peut être au centre d’un conflit intérieur pendant des années. Non seulement son sentiment de loyauté par rapport à ses détenteurs est mis à mal puisqu’elle essaie de parler, mais elle doit encore se protéger en masquant ses éventuelles failles (dont le syndrome de reviviscence ou les amnésies dissociatives [14]), et en minorant consciemment les évènements vécus.


Pour la victime, tout jugement, y compris une prise en charge inappropriée, contribue à la laisser se débrouiller entre deux stades distincts : elle n’est plus tout à fait tributaire de ses détenteurs, elle n’en est pas libre pour autant. Si elle parle, l’incompréhension autour d’elle est totale ou sa mise en danger inquiète. Le leitmotiv « si tu parles » s’est inscrit dans sa mémoire et dans sa chair ; elle prend tous les risques pour parler. Souvent, elle n’a pas eu qu’un seul détenteur. Dans l’absolu, ne pas prendre en compte ses singularités, d’autant si elle se met en danger en portant plainte, est destructeur. Le manque de prise en charge adéquate, prenant en compte les mécanismes d’assujettissement cités plus haut ou pouvant l’aider à sortir de son rôle d’objet, est criant. La trajectoire commune à toutes les victimes de ces réseaux passe par cette impossibilité à être entendue, crue et soutenue. Beaucoup de victimes préfèrent effacer purement et simplement cette période de leur vie et avancer comme elles le peuvent, sans avoir la possibilité d’évoquer leurs traumatismes. D’autres ne survivent pas longtemps au-delà de leur sortie.

Sources statistiques


1 TABLE DE CONCERTATION SUR LES AGRESSIONS A CARACTÈRE SEXUEL DE MONTRÉAL (CANADA) « Quelques statistiques - Les femmes et les enfants : principales victimes de la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle ». 

http://agressionsexuellemontreal.ca/violences-sexuelles/exploitation-sexuelle/quelques-statistiques#:~:text=80%25%20des%20auteurs%20impliqu%C3%A9s%20dans,entre%2018%20et%2034%20ans.

(Consulté le 04.11.2023)

 

2 SERVICE STATISTIQUE MINISTÉRIEL DE LA SÉCURITÉ INTÉRIEURE, INTERSTAT 2022 : « La traite et l’exploitation des êtres humains depuis 2016 : une approche par les données administratives », page 7.

https://www.aefinfo.fr/assets/medias/documents/5/2/524127.pdf

(Consulté le 03.11.2023)


Références 

 

3 RENAUDET-CALVO Céline : « La prostitution : témoignage de Lotis », 8 février 2021 : https://amnesietraumatique.fr/la-prostitution-temoignage-de-lotis/

 

4 HUBERT Cindy pour RTL : « Affaire Jacques Bouthier : vidéo, complices, témoignages... ce que l’on sait », 29 mai 2022 : 

https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/affaire-jacques-bouthier-video-complices-temoignages-ce-que-l-on-sait-7900158732 

(Consulté le 02.11.2023)

 

LE HENAFF Anne pour RTL : « Affaire Jacques Bouthier : "Il m’a demandé des photos explicites", confie une victime présumée »  

https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/document-rtl-affaire-jacques-bouthier-il-m-a-demande-des-photos-explicites-confie-une-victime-presumee-7900248134

(Consulté le 03.11.2023)

 

5 GADHER Dipesh THE SUNDAY TIMES : « Ghislaine Maxwell ‘had to find three girls a day for Jeffrey Epstein’s pleasure’, claims victim », 19 juillet 2020 : 

https://www.thetimes.co.uk/article/ghislaine-maxwell-had-to-find-three-girls-a-day-for-jeffrey-epsteins-pleasure-claims-victim-nj3j5vgjr

(Consulté le 02.11.2023)

 

6 SIRONI Françoise : « Bourreaux et victimes, psychologie de la torture », « Chapitre premier : Torturer : pour faire parler ou faire taire ? », éditions Odile Jacob, première parution : 1er mars 1999 


7 LOTIS : Trilogie « Fleurs des nuits » : 

-        « Machine à soupirs Fleurs des nuits I » - Réédition 2023 Books On Demand ; 

-        « Nos noirs miroirs Fleurs des nuits II » – Réédition 2023 Books On Demand ; 

-        « Plus que la vie Fleurs des nuits III » – Réédition 2023 Books On Demand. 

 

8 Podcast LE DAUPHINÉ LIBÉRÉ, Crimes et Mystères « Affaire des filles de Grenoble » : 

-        « Épisode 1, Paul Weisbuch, le juge qui fit échec aux macs » : https://open.spotify.com/episode/7oh7CruHmXAgBkqaOg1tm8?si=e580c42de1974575

-        « Épisode 2, le témoignage du gendarme Allaire » : https://open.spotify.com/episode/5oWdy7XXsM27OQyQA5Mjm5?si=b5510dc1990e4e38

-        « Épisode 3, Nadia : et un jour, ils m’ont attachée à un arbre ».

https://open.spotify.com/episode/16QpjcVmABddssR4CCpRAV?si=472915675bb84cdd

 

9 SANTÉ.FR, extrait : « En cas d’infraction pénale, il est impératif de faire reconnaître le préjudice en se rendant au commissariat ou à la gendarmerie pour déposer une plainte ». 

https://www.sante.fr/le-centre-national-de-ressources-et-de-resilience-cn2r-et-les-psychotraumatismes

(Consulté le 04.11.2023)

 

10 RENAUDET-CALVO Céline – LOTIS : « Les réactions de l’entourage et la prise en charge psychologique d’une victime d’exploitation sexuelle », 27 mars 2023

https://amnesietraumatique.fr/entrevue-de-lotis-prostitution/

 


11 LE JOURNAL DE QUÉBEC : « Jeffrey Epstein et un milliardaire auraient fait vivre l’enfer à une autiste »  https://www.journaldequebec.com/2023/07/25/jeffrey-epstein-et-un-milliardaire-auraient-fait-vivre-lenfer-a-une-autiste

(Consulté le 03.11.2023)

 

12 Sur la façon dont les récits de résilience alimentent des narrations homogènes et les injonctions à la résilience : DORMEAU Léna « Dire sa souffrance ou exister autrement : résiliences individuelles et résistance subalterne », Psychologies, Genre et Société [En ligne], 29 octobre 2023, URL : https://www.psygenresociete.org/203

(Consulté le 04.11.2023)

 

13 CHALAMET Marc, LE PARISIEN « Affaire Epstein : la défense de Ghislaine Maxwell tente de décrédibiliser les victimes », 17 décembre 2021 : 

https://www.leparisien.fr/faits-divers/affaire-epstein-la-defense-de-ghislaine-maxwell-tente-de-decredibiliser-les-victimes-17-12-2021-RMVMLMSJ3VFPVJUJJCYN5U6H3E.php

(Consulté le 04.11.2023)

 

14 CN2R : « Ressources Mémoire et trauma » : « Comment fonctionne la mémoire ? » « C’est quoi le lien avec le trouble de stress post-traumatique ? » :  

https://cn2r.fr/ressources/memoire-et-trauma/

(Consulté le 04.11.2023)


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