CRIMS
Collectif de Réflexion sur l'Inceste et les Maltraitances Systémiques
23 décembre 2024
Mise à jour :
INCESTE
Chant de fleurs
Je ne sais pas si c’est l’approche de Noël ou si c’est le livre de Constantin, surement un peu des deux, mais j’ai mon dragon endormi qui vient de relever la tête, qui souffle son air brulant et acide, la pièce est toute emplie de vapeur irrespirable. En vrai il ne dort pas vraiment, il veille, il guette, mais il est sous contrôle, parce que merci mes parents qui y ont veillé, non, je ne peux pas laisser dérouler ma colère comme cela, librement, il lui faut une chaine, une solide, pour la maintenir empêchée.
Parce que je ne sais pas gérer cela, moi, la colère, parfois elle enfle, elle m’échappe, et l’envie principale c’est de la retourner contre moi, alors il me faut faire un violent effort pour tirer sur la chaine et apaiser le dragon, calmer le cyclone dans mon cerveau, et continuer à ronronner, comme d’habitude.
C’est bien les habitudes, cela permet de fonctionner.
Mais là, ma rage est de sortie et étonnamment, je n’ai aucune envie de tirer sur la chaine, elle fait battre mes tempes, mais tant pis, déroule, déroule.
Donc je vais l’écrire ici, puisque désormais l’exprimer en spontanéité, c’est se voir affublée de sobriquets étranges, « crétin » m’a-t-on dit, hashtag-jour-des-cons, puis tête de nœuds, parce que l’avant ne suffisait pas.
Pourquoi me direz-vous ?
Si si vous allez le dire !
Pourquoi ? (aaaah vous voyez)
Parce que j’ai eu l’outrecuidance de dire qu’il faut faire attention, que la parole ne guérit pas et que la parole ne suffit pas. Crime de lèse-croyance-imbécile : « la parole est un outil magique, c’est la solution à tout, elle rend fort et digne et puissant » (On aimerait bien !)
Donc face aux discours ambiants un peu oublieux des réalités, que « nous allons sauver tous les enfants de l’inceste en les faisant parler. »
J’ai eu le culot de dire qu’il fallait faire attention, que la parole des enfants victimes d’inceste est fragile, précieuse et volatile, que lorsque vous voulez absolument pousser des enfants à parler pour les « sauver », votre réflexion s’arrête là. Que vous, qui n’avez pas été victime, vous savez mieux que moi, et d’ailleurs « qui suis-je pour m’exprimer ainsi ? », pour dire des choses dérangeantes comme cela, pour oser évoquer que derrière cette parole que vous avez sanctifiée parce que vous la pensez douée de capacités qu’elle n’a pas, il y a une facture à payer, et je ne parle pas de coût financier.
Moi, je l’ai la facture que vous n’avez pas, je sais le coût (et je ne parle pas d’argent)
Je sais la peur d’abord, celle qui vous lacère le ventre, vous massacre la tête et qui vous terrasse, la peur de tout, de tout ce que vous enfant et victime vous entrevoyez et que vous savez qui arriverait, et cela arriverait, peut-être même en pire, parce que vous connaissez vos parents, votre famille, et pourquoi ils s’empêcheraient, quand il y a une dégueulasserie à dire ou à faire ? (Ils ne s’empêchaient pas)
J’avais 5 ans, un jour, dans un camping très joli, en montagne, au bord d’un lac, avec une vue magnifique, le lac devant et la montagne qui y trempait ses pieds, ça ne devait pas être une grande montagne, ni un lac très grand mais c’était vraiment joli.
Mais ce matin-là, je ne pouvais pas profiter de la vue, parce que j’avais fait pipi au lit dans le duvet, dans la tente, mon père était furibard et me tartait "comme il faut" en me barbouillant mon duvet sur la figure et dans les cheveux.
J’avais failli me noyer la veille, oui, vraiment, pas juste bu la tasse, non, me noyer parce que mes parents négligents m’avaient posé dans l’eau « là où j’avais pied », mais c’était juste une marche, la marche suivante c’était le vide, surement un peu de cause à effet, avec le pipi au duvet.
Et ce matin là, toute suffocante de sanglot, les joues rouges, le visage et les cheveux barbouillés d’urine, j’ai dû embrasser ceux qui m’avaient sauvé (un couple de Belges, avec un enfant je crois, dans un canoé gonflable jaune, si vous vous reconnaissez j’aimerais beaucoup vous remercier un jour), et j’avais tellement honte, de coller mon urine sur des gens si gentils, qui étaient venu m’embrasser avant de partir parce qu’ils m’avaient sauvé la vie.
Vous voyez, cette scène je la connais par cœur, la noyade, le sauvetage, ces gens si gentils qui me ramènent à mes parents, mes parents qui rient, un peu gênés, le pipi au duvet, la rouste et la honte.
44 ans après, je n’ai pas oublié, j’avais 5 ans et j’avais bien conscience de tout, de la fureur injuste de mon père, de la gentillesse des gens belges et de ma honte à moi avec ma figure chiffonnée.
Cette scène s’est déroulée en plein jour, le matin, dans le soleil de l'été, et à mon avis il y a des gens qui ont vu et entendu, pourtant j’ai quand même été torgnolée et barbouillée d'urine, à 5 ans, et personne n’a rien dit ou fait.
Et cela arriverait aujourd’hui, personne ne dirait rien et ne ferait rien non plus.
Et à 5 ans, on le sait, on s’en rend compte, on l’intègre, donc expliquez-moi ce qui pourrait nous donner envie de raconter quand nous savons très exactement qu’il ne se passe rien et que l’on a été terrorisé au berceau.
Mais l'on nous berce de mensonges tout le temps, eux aussi ils apaisent nos dragons, parce qu’ils les effraient, ils les mettent devant la vacuité de leurs mots, de leurs paroles de réconfort, automatiques et oiseuses.
« La parole libère, soigne, guérit, parle, on te croit, tu n’es pas seule » cette blague !
Bien sûr que si on est seul, tout le temps, quand a 3h du matin, la douleur vous enserre la tête, vous coupe la respiration, vous pétrifie les mains, on est seul.
Quand on explique, que l’on parle, mais pas comme il faudrait, on est seul.
Quand on pleure de rage, en lisant un livre, en essayant mollement de tirer sur la chaine, on est très seul.
Il ne me semblait pas dans ces moments-là, vous avoir vu à mon chevet, me tapoter la main en me promettant que tout va aller, que ça ira, parce qu’il faut bien que ça aille.
Et je le redis, la parole c’est avant toute chose, le début des emmerdements, c’est mettre le feu a des herbes sèches sans savoir le gérer et même pas vous avec vos promesses creuses.
« Mais il faut que les enfants prennent conscience »
Vous savez ce que c’est, vous, de prendre conscience ?
Moi je sais, c’est le monde d’un coup qui s’abat sur vous, c’est la douceur du déni qui éclate, et la vérité criarde qui vous blesse les yeux, c’est un éléphant qui charge à pleine vitesse et vous n’avez pas moyen de lui échapper.
Constantin, il écrit, le déni « c’était génial », moi je dis, ma vie pour y retourner.
Ma vie pour retrouver des instants où l’inceste n’existe pas, où ça vivote à côté de moi sans m’atteindre, où j’ai des parents un peu chiants mais bon ce sont mes parents, je les aime quand même, ma vie pour ravoir un frère que je ne déteste pas, ma vie pour cesser de chercher du joli dans mon enfance alors qu’il n’y en a pas.
Ma vie pour redevenir une « comme tout le monde ».
Donc oui, quand j’entends que vous voulez absolument faire sortir les enfants du déni alors que vous êtes infoutus de les protéger, cela m'affole un peu, oui parce que l’on n’a pas les institutions pour, mais qu’est-ce que cela change si c’est la faute des institutions, pour les enfants, que vous êtes infoutus de protéger ?
Ils vont parler, sortir du déni, le monde va s’abattre sur eux et ?
Cela va magiquement faire apparaitre des institutions ? des psys, des éducs, des juristes formés ? des structures et des familles d’accueil ?
Il ne me semble pas non.
« Mais fais une thérapie, tu vas voir, c’est magique, ça soigne, ça guérit »
Mais non la thérapie, ce n’est pas magique, ce n’est pas un champ de fleurs, ce n’est pas juste dire « mon frère me tripotait, mon père nous battait et ma mère… » et magiquement tout va mieux
Il faut gratter dans les coins, retirer les couches de crasse, chercher les morceaux épars d’étoffe un peu moche, et lorsque l’on a terminé de tout recoudre, l’on s’aperçoit que l’ensemble est encore plus moche.
Parce que voyez-vous, parfois, votre enfance ce n’était que du moche et que même recousu, c’était tellement mal coupé au départ que ce n’est pas rattrapable, vous oui, mais cette partie-là non.
Vous repartez avec votre petit paquet moche et vous êtes bien obligé de le porter tout le temps.
On s’habitue, on s’y fait, mais on ne peut pas faire semblant que c’est un peu joli quand même.
C’était moche, ça reste moche, ça restera moche.
C’est vous qui êtes joli, mais c’est parfois compliqué de s’en convaincre ou de le penser, obligée que vous êtes de trimbaler votre petit paquet moche.
Non la thérapie ce n’est pas un champ de fleurs, parfois on traîne des pieds, on se dit allez viens on fait demi-tour, on n’y va pas, aujourd’hui j’ai pas envie de faire du moche avec du moche
Et justement non, faut pas faire demi-tour, faut continuer à farfouiller le moche.
Et elle a fait cela souvent, celle que j’avais appelé « la petite personne », non sans un double sens évident, celle qui vivait enfermée dans ma tête, celle qui a absorbé tous les traumas, toutes les douleurs, celle qui faisait filtre entre moi et l’anormalité pour que je puisse faire « comme si » et continuer la pantomime de la norme.
Souvent elle a dit, allez viens on fait demi-tour, j’ai pas envie d’aller là où tu m’emmènes.
Et avant de tirer sur les deux pans de sa petite robe proprette, avant de disparaitre sans fracas, elle a tout rendu, non sans un double sens évident, elle a laissé le flot du bourbier fracasser « la grande personne » déjà exsangue, emporté la montagne avec elle, fait fondre tous les glaciers et, enfermée dans ma tête pour la dernière fois, duo infernal, elle a soldé les comptes.
Et j’ai voulu mourir 1000 fois et je suis morte 1000 fois, enjamber la rambarde, le vacarme, la tristesse, la solitude et tomber, tomber, tomber sans chuter, puis le noir, le silence enfin, pensais-je.
Mais non, habituée que j’étais, à ce bourdonnement qui filtrait le monde, ce silence est devenu pour moi la désolation, la certitude d’une platitude psychique insupportable, c’était se dire, « non si c’est comme cela désormais, cela ne m’intéresse plus », « continuez sans moi » mais sans humour, dans une espèce de résignation désespérée.
et puis le bruit revient, mais pas le vacarme, juste le son doux de votre psyché qui se remet en route.
Mais vraiment, non, la thérapie ce n’est pas un champ de fleurs, ce n’est pas magique, mais oui ça soigne et ça aide à supporter de trimballer son petit paquet moche, mais là encore il y a la facture (et je ne parle toujours pas d’argent), et c’est un coût dont vous n’avez pas idée.
Aujourd’hui, je n’ai plus envie de mourir 1000 fois et il me reste encore plein de morceaux moches à recoudre, mais j’ai envie de mordre, et de vous fourrer vos sales mots dans la bouche, de vous retourner sèchement toutes vos insultes, de briser vos boniments et vos clichés mensongers, de vous renvoyer vos mesquineries et petits comportements d’ignorantes satisfaites, j’ai envie de vous réexpédier votre fatuité en colissimo sans signature.
Parce que j’ai lu les mots de Constantin et j’ai la rage, j’ai envie de secouer mon dragon et de lui dire, allez viens, on va tout bruler.
L'hospitalité au démon
Constantin Alexandrakis
Parution : 09-01-2025
https://www.gallimard.fr/catalogue/l-hospitalite-au-demon/9782073047922